« Cet assaut a semé le trouble chez tous les poilus et forcé notre désillusion.
Depuis, on ne supporte plus les sacrifices inutiles, les mensonges de l’état-major. Tous les combattants désespèrent de l’existence, beaucoup ont déserté et personne ne veut plus marcher. […]
Comprendras-tu Léonie chérie que je ne suis pas coupable mais victime d’une justice expéditive ? Je vais finir dans la fosse commune des morts honteux, oubliés de l’histoire. Je ne mourrai pas au front mais les yeux bandés, à l’aube, agenouillé devant le peloton d’exécution. Je regrette tant ma Léonie la douleur et la honte que ma triste fin va t’infliger »1.
Parce qu’ils étaient morts de peur, parce qu’ils ont refusé d’aller au front ou d’y retourner, parce qu’ils ont désobéi, des dizaines de milliers de soldats ont été traduits devant les Conseils de guerre d’exception en Belgique pendant la Première Guerre mondiale.
Dans des circonstances où les conditions les plus élémentaires de la justice n’étaient régulièrement pas respectées, entre 1914 et 1918, la justice militaire belge prononça quelque 101 condamnations à mort définitives sur 223 peines de mort prononcées en première instance. Pour tenir les troupes, il fallait des exemples.
Neuf soldats furent effectivement exécutés, après une condamnation pour « infraction militaire » selon la terminologie officielle, c’est-à-dire pour des faits relevant de la désobéissance militaire (l’abandon de poste et le refus d’obéissance constituaient les principaux motifs invoqués). Ces hommes, qui n’avaient commis aucun crime de droit commun, sont entrés dans la mémoire collective sous le terme de « Fusillés pour l’exemple ». Le travail de recherche historique a permis d’établir qu’ils ont été victimes d’un déni de justice2.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, de nombreuses associations ont relayé les démarches de leurs familles pour obtenir leur réhabilitation et laver leur honneur. Un travail qui n’a cessé depuis. Encore en 2013, des descendant.e.s de Fusillés pour l’exemple belges ont lancé une nouvelle demande en ce sens. Ce combat pour la réhabilitation de ces fusillés est aujourd’hui porté par le « Cercle de Libre Pensée – Kring voor het Vrije Denken », soutenu par la CNAPD, Agir pour la paix, La FGTB, la LDH, l’ACJJ et Vrede.
Les partis politiques et la réhabilitation morale, civique et collective des 9 Fusillés pour l’exemple
Techniquement, ces neuf personnes fusillées pour l’exemple ont été juridiquement amnistiées par la loi d’amnistie du 3 janvier 1940. Une amnistie générale qui ne dit rien de la reconnaissance officielle de leur exécution particulière par les Conseils de guerre, donc par l’État belge.
Or, contrairement à d’autres pays alliés, la Belgique n’a pas porté à son terme le processus de reconnaissance nationale pour une véritable réhabilitation morale, civique et collective des 9 Fusillés belges pour l’exemple de la Guerre de 1914-1918, permettant leur réintégration dans la mémoire collective.
Cette réhabilitation doit passer d’abord et avant tout par le vote d’une Résolution de la Chambre des Représentants.
Nous avons donc demandé aux partis politiques3 s’ils étaient prêts (1) à soutenir une telle Résolution et (2) à proposer l’érection d’un monument reconnaissant effectivement que ces neuf personnes ne sont pas mortes pour la Belgique, mais bien par la Belgique.
- A la question : « Votre parti soutient-il l’idée d’une réhabilitation morale, civique et collective des 9 Fusillés belges pour l’exemple de la Guerre de 1914-1918 ? »
Tous les partis répondent Oui, à l’exception du MR qui répond : « Ni oui, ni non. La question appelle à plus de nuances ».
Dans leur réponse, Les Engagés rappellent leur attachement « à ce pilier fondamental qu’est la Justice », et soutiennent que « même un siècle plus tard, il faut pouvoir reconnaître que des simulacres de procès ont conduit à la mort de ces personnes dont le seul « crime » était la fuite ». Les Engagés rappellent également dans leur réponse qu’ils restent « fondamentalement opposés à la peine de mort ».
Pour justifier sa réponse, ECOLO souligne de son côté « que les dénis de justice doivent pouvoir être reconnus, et que leurs victimes doivent être réhabilitées ». Ce parti appelle à ce que le processus de reconnaissance nationale soit mené à son terme, aussi afin « de faire en sorte que de telles pratiques ne puissent plus advenir à l’avenir ».
De son côté, le PTB soutient dans sa réponse que « la position de ces soldats qui ont refusé de participer à cette boucherie était juste. Des millions de travailleurs sont morts dans les tranchées allemandes et alliées. Il est dès lors logique de réhabiliter leur mémoire et leur courage ».
De manière moins précise, le PS indique dans sa réponse que « chaque cas devra faire l’objet d’un examen historique » ; une réponse qui laisse planer un doute quant au réel soutien à une réhabilitation collective des Fusillés pour l’exemple. Le PS renvoie par contre, dans sa réponse, à une motion portée par le groupe PS de la commune de Farciennes (où est né un des fusillés pour l’exemple) d’après laquelle, « sans chercher à réécrire l’histoire ou à l’instrumentaliser, le temps est venu d’un acte symbolique et solennel permettant la réintégration des condamnés pour l’exemple dans la mémoire collective. A l’heure où, aujourd’hui encore, des guerres sévissent dans le monde, où de jeunes ou moins jeunes soldats, embrigadés sur les champs de bataille, risquent le pire s’ils refusent de combattre, Nous, conseillères et conseillers communaux, avons aussi nos responsabilités dans cette mémoire »
Défi, bien qu’ayant répondu ‘Oui’ à notre question, précise dans sa réponse que « refaire un procès 100 ans après les combats est complexe. C’est plus un sujet judiciaire que politique ». Or, les différents rapports qui existent sur la question des Fusillés pour l’exemple, dont le rapport de Stanislas Horvart (Ecole royale militaire, 2018), signalent la grande difficulté de l’établissement des preuves et de la récolte des témoignages aujourd’hui. La question, avant d’être éventuellement judiciaire, est donc avant tout politique.
De son côté, en répondant « Ni oui, ni non », le MR soutient que « l’histoire est complexe et amène pour chacun de ces individus à une réflexion individuelle d’accorder le pardon ou non, et sur la nature de ce dernier », renvoyant donc à la nécessité d’une étude au cas par cas, qui confine presque à l’impossible. Le MR constate par contre les « circonstances et conditions chaotiques dans lesquelles les tribunaux militaires ont dû rendre justice et qui, en l’espèce, ont rendu des décisions, certes sévères, mais sans bavure ».
- A la question : « Votre parti est-il en faveur de l’érection d’un monument (statuaire ou plaque commémorative) dédié à la réhabilitation collective des Fusillés pour l’exemple de la Guerre 1914-1918 ? »
Défi répond Non. Le MR répond « Ni oui, ni non ». Les quatre autres partis répondent Oui.
Très logiquement, Défi souligne dans sa réponse que cette proposition doit « se réaliser en concordance avec la réhabilitation, qui est plus judiciaire que politique », d’après ce parti. Le MR appelle une nouvelle fois à ce que cette question fasse « suite à une analyse individuelle et approfondie de chaque cas et la décision parlementaire qui s’en suivra ».
Pour le PS, l’érection de tel monument « permettrait de disposer d’un lieu mémoriel spécifique pour que tous puissent connaître l’histoire de ces hommes ». ECOLO, de son côté, estime « que l’érection d’un tel monument serait à même de rendre justice aux victimes. Les atrocités de cette guerre doivent être commémorées, y compris celles qui sont le fait de l’État belge ». Les Engagés appelle à l’initiation d’un « trajet de mémoire […] afin de faire toute la clarté et amener la reconnaissance nécessaire à ces moments sombres de notre histoire ».
Contre le déni de justice et la peine de mort, la nécessité de résister à la guerre
Tous les récits guerriers distinguent les bons des mauvais, les vertueux des ignobles. Celles et ceux qui défendent leur territoire contre ceux qui l’envahissent. Ces 9 personnes, fusillées par leur propre État, faisaient partie du « bon » côté : celui qui défend le pays contre une agression étrangère. Ce « bon » côté qui aurait dû continuer de les convaincre d’envisager la défense de la patrie comme supérieure à la défense de la vie.
Aujourd’hui, le monde sent plus que jamais le soufre et la poudre. « Il faut se préparer à la guerre », entend-on de plus en plus fréquemment de la part de gouvernements de plusieurs pays européens. En Belgique, la Ministre de la Défense Dedonder appelait chacune et chacun, au mois de janvier, à devenir réserviste à l’armée. La guerre redevient petit à petit palpable, elle réintègre progressivement nos réalités vécues.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a suscité, chez nous, le sentiment d’être extrêmement démunis face à ce qui a largement été présenté et vécu comme un « retour du spectre de la guerre », dans nos États européens qui « vivent en paix depuis 75 ans » (alors qu’ils font la guerre, presque sans discontinuer depuis lors, aux quatre coins de la planète). Cependant, les réactions véhémentes et largement partagées dans nos pays dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine par la Russie montrent avec quelle vitesse et quelle efficacité les affects et les réflexes issus d’une longue histoire européenne de la guerre peuvent être réactivés4. Il suffit de voir la rapidité saisissante avec laquelle cette guerre a déclenché tout un engouement politique, médiatique, industriel et financier pour enfin (sic) refinancer les armées. Un engouement qui s’est traduit par la relance massive des budgets alloués aux armées dans tous les pays européens, y compris en Belgique où pourtant, années après années, la classe politique nous rappelle le manque de moyens dans tous les postes essentiels aux populations et à la planète.
En 1914, ils ne furent pas nombreux à refuser publiquement la boucherie. Pensons à Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou Jean Jaurès, pour ne citer que les plus célèbres. Ils et elles le payèrent de leur vie, assassiné.e.s.
Au travers de cette campagne pour la réhabilitation civique, morale et collective des 9 Fusillés pour l’exemple de la Guerre 14-18, la CNAPD veut marquer sa solidarité avec toutes ces personnes qui, au péril de leur vie, refusent de prolonger cette logique mortifère.
Samuel Legros
1. Lettre d’Eugène, soldat de l’armée française, à sa femme Léonie. 30 mai 1917, la veille de son exécution. Publiée par « La revue des ressources », https://www.larevuedesressources.org/Hommage-aux-fusilles-de-la-Grande-Guerre-a-leur-courage-de-tous-les-instants.html
2. Voir notamment, AMEZ Benoît, « Je préfère être fusillé. Enquête sur les condamnations à mort prononcées par les conseils de guerre belges en 14-18 », Bruxelles, Jourdan, 2014
3. Notre questionnaire a été envoyé au PS, au MR, aux Engagés, à ECOLO, à Défi et au PTB
4. Voir à ce sujet l’excellente analyse de Déborah Brosteaux, « Les pentes glissantes de la guerre », in Agir par la culture, février 2023, https://www.agirparlaculture.be/les-pentes-glissantes-de-la-guerre/