En octobre 1983, plus de 300 000 personnes se mobilisent dans les rues de Bruxelles pour dire non aux Euromissiles. La CNAPD, alors dit le CNAPD (Comité National d’Action pour la Paix et le Développement), était l’une des organisatrices de cette grande manifestation. Pierre Galand était alors le président. Il nous parle de son expérience, de son ressenti et de l’après manifestation de 83. Pourriez-vous décrire cet évènement ? Quels en ont été les moments les plus marquants ? Ce fut un événement fort impressionnant, voire historique pour l’époque. Lorsqu’on parle de ces manifestations, il faut les remettre dans leur contexte. On n’arrive pas à mobiliser et mettre 300.000 ou 400.000 personnes dans les rues par un tour de passe-passe. La mobilisation de l’opinion publique contre le surarmement est née dès 1978. À cette époque, le CNAPD menait déjà une série d’actions au niveau des libertés individuelles, de la dénonciation des guerres et des dépenses militaires, des jeunes et de leur droit à ne pas faire le service militaire (l’objection de conscience) ou encore contre les guerres coloniales en Afrique Australe, contre l’Apartheid en Afrique du Sud, pour le droit des Palestiniens à un État. Il y avait une volonté de démontrer qu’on peut se battre ensemble pour une autre coexistence entre les peuples dans le monde. Cette coexistence est fondée sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur les luttes (contre l’apartheid, contre le colonialisme) dont la lutte contre le surarmement. Toutes ces missions étaient portées par le CNAPD.La question des missiles prend une importance particulière à partir de 1979. Cette année-là, une première manifestation eut lieu à Bruxelles avec pour slogan principal « désarmer pour développer ».Cent mille personnes répondirent à l’appel du CNAPD et du VAKA. Nous voulions dénoncer les missiles nucléaires déjà présents tant du côté de l’ouest que de l’est.A la même époque, l’information circulait selon laquelle les États-Unis pressaient les Européens d’accepter sur leur sol des missiles de courtes et moyennes portées. En effet, les Américains avaient décidé du déploiement des missiles Cruise et Pershing dans 5 pays européens dont la Belgique, mais aussi la Hollande, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne. Dans ces 5 pays, des mouvements anti missiles se sont mis en place pour contrer ce déploiement jugé très dangereux car hors de contrôle des Européens, victimes potentielles d’une confrontation Est-Ouest. Partout, en Europe, une mobilisation s’organisa et les mouvements ont commencé à échanger, à travailler ensemble. Parmi les leaders, nombre d’entre eux s’étaient déjà mobilisés, lors des marches anti atomiques des années 60’ et pendant la lutte contre la guerre au Vietnam, par exemple. Cette antériorité-là a conduit ces gens et leurs organisations à se recontacter, à créer un nouveau réseau européen et à se mobiliser de manière coordonnée pour avoir un réel impact sur les décideurs en Europe. De nombreuses rencontres et réunions eurent lieu dès 1979, tantôt à Londres, Den Haag, Rome, Francfort, Bruxelles et Genève.Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si ces manifestations ont eu lieu au mois d’octobre et plus précisément le 24 octobre : c’est la journée des Nations Unies pour le désarmement. On se raccrochait aux négociations entre Russes et Américains, à Genève, pour réduire le nombre d’armes nucléaires. À cette époque, l’ONU avait mis en place un centre de négociation pour le désarmement. Et cela a permis que les opinions publiques, les partis politiques et donc les gouvernements soient sensibilisés à la situation. Sensibilisation renforcée du fait qu’une partie de la population avait encore en mémoire les affres de la seconde guerre mondiale, le largage des bombes nucléaires américaines sur Hiroshima et Nagasaki et l’usage du napalm contre les civils vietnamiens.L’inquiétude que représentait la guerre froide avait amené un grand nombre d’associations, de syndicats, d’églises, de partis politiques à mettre à leur agenda la nécessité du désarmement nucléaire, de parler de sécurité et coopération européenne en d’autres termes que ceux de la terreur nucléaire. C’est ce contexte précis qui a permis cette mobilisation.Nous avons travaillé sur le long terme à propos du désarmement et de la dénucléarisation. Il n’y a pas eu UNE manifestation mais une série de manifestations à partir de 1978 jusqu’en 1985. Les mouvements de la paix vont aller jusqu’à Genève et New York, à l’ONU. Ils entendaient participer aux négociations et faire pression sur les décideurs politiques. C’est pourquoi, je parle du temps long. Toutefois, la manifestation de 1983 fut la plus impressionnante dans la mesure où Bruxelles était paralysée par l’afflux de gens, les gares des Guillemins et d’Anvers étaient, elles aussi, bloquées par la foule des manifestants qui n’ont pas pu rejoindre la capitale. Récapitulons : en 1979, il y eut 100.000 manifestants, ils étaient 200.000 en 1981, en 1983 plus de 300.000 personnes ont répondu à l’appel du CNAPD et du VAKA. Ce fut une réussite d’organisation et de calme parce que les organisateurs avaient acquis un « savoir-faire » y compris dans l’organisation des services d’ordre et des négociations avec les services de police. Il faut se rappeler que les premières manifestations que le CNAPD organise ont eu lieu en 1970.Tout cela se joue dans un contexte global qu’il ne faut pas oublier. Les magasins du Monde et les Wereld-Winkels Oxfam vont être des centrales de mobilisation très fortes. De plus, les organisations de jeunesses sont très puissantes : la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, les Jeunes Socialistes, les Jeunes Communistes sont très présents. Le MCP, Le MIR-IRG, l’UBDP, mobilisent tous les pacifistes. Les syndicats et en Flandre l’église catholique, les socialistes et la Volksunie appellent à manifester.La population est venue en famille à ces manifestations : les parents, poussettes à la main, portaient leurs enfants sur le dos. L’équipe de base du CNAPD était jeune et ne comptait pas ses heures. Rappelons que ce fut la plus grande manifestation qu’a connue la Belgique jusqu’à présent.Notre proximité avec les syndicats nous a valu le soutien des syndicats de la police et de la gendarmerie. Parmi eux, il y avait des personnes qui partageaient nos valeurs. Nous préparions la manifestation par des contacts fréquents entre notre service d’ordre et eux.De plus, il y avait une conférence de presse avant chaque manifestation. La presse était attentive à nos revendications et les transmettait. Tout cela fait que nous étions un grand mouvement de masse qui exerçait une réelle pression sur les autorités. En quoi, cet évènement a-t-il été un tournant ? Pourriez-vous dire qu’il y a eu un avant et un après ? C’est difficile à dire car, comme je vous l’ai dit, il s’agissait d’une résistance à long terme. Et quand, en 1985, on apprend que les missiles débarquent en Belgique malgré l’opposition populaire, c’est une déception mais pas une démission. C’est pourquoi, il n’y a pas eu « un avant et un après » mais la volonté de voir aboutir les négociations américano-soviétiques entreprises à Genève pour la signature du traité INF relatif au retrait de tous les missiles à moyenne portée stationnés en Europe à l’est comme à l’ouest. Ce sera la suite du combat. Quelles ont été les retombées de cet évènement ? Je pense que ces mégas mobilisations dans l’ensemble des cinq pays d’implantation côté occidental ont eu un effet direct sur les gouvernements de nos pays et que cela a pesé sur les négociations de Genève qui aboutiront en 1988 à l’accord américano- soviétique du retrait de tous les missiles à courte et moyenne portées. Ce fut un remarquable aboutissement d’un combat de plus de 10 ans. Les missiles Cruise et Pershing comme les SS 20, 21 ET 22 soviétiques ont ainsi été retirés du théâtre européen. C’est une victoire, même si on peut regretter qu’il n’y ait pas eu de semblables manifestations dans les pays de l’Europe de l’Est (hormis le soutien que nous recevions des églises protestantes de l’Allemagne de l’est et que les Américains comme les Russes maintiendront secrètement des missiles nucléaires sur des bases militaires, notamment en Belgique à Kleine Brogel, chose que le gouvernement belge s’est obstiné à nier des années durant, même quand ce fut devenu un secret de polichinelle !Puis survint la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, suivie en 1990/91 de l’implosion de l’URSS. A l’époque, tout le monde a pensé que cet énorme danger de la confrontation nucléaire entre Russes et Américains en Europe centrale était terminé. Les gens ont alors eu le sentiment qu’il n’y avait plus de risque d’une guerre nucléaire sur le sol européen.Pour revenir sur les retombées réelles suite à ces mobilisations, je peux vous dire que nous étions un mouvement fort et que nous avons gagné sur nos objectifs. Le CNAPD comme le Vaka étaient des coordinations profondément démocratiques et ont fait plus que de la mobilisation car tous ses membres étaient convaincus de leur rôle en matière d’éducation populaire. Quel a été plus précisément le rôle du CNAPD ? Conscient de ce qu’une majorité de l’opinion publique adhérait à nos revendications, nous nous devions d’être cohérents et exigeants. On attendait le Premier ministre pour lui parler, on allait au parlement, et nous étions entendus. Et surtout, on a maintenu un front uni, très cohérent avec les courants de l’époque : les communistes, les socialistes, les chrétiens démocrates, les écologistes, les organisations de jeunesses, les organisations syndicales. Tous ces courants se retrouvaient au CNAPD et étaient capables de débattre de ces sujets. Le CNAPD avait acquis une très grande crédibilité.Face à ces foules de manifestants, le CNAPD devait avoir un grand sens des responsabilités, nous étions obligés de nous contrôler. Pas question de tenir des propos auxquels nous ne nous serions pas accordés en amont, ni de glisser vers une forme quelconque de populisme. Nous ne devions pas sortir du programme et de la plate-forme autour desquels nous nous étions mis d’accord.Et l’une des forces du CNAPD fut sa capacité de créer, durant dix ans, une cohésion large entre ses membres, fondée sur le respect réciproque et sur de réelles amitiés. Cela lui donna un rôle central et majeur. C’était un gros boulot mais c’était très gratifiant. Avec le Vaka et les autres mouvements européens, il fut convenu d’organiser les manifestations tous les deux ans pour ne pas épuiser les forces et parce que cela nous demandait au minimum un an de préparation. Les mobilisations prenaient beaucoup de temps. Tous les soirs, dans différentes régions de la Belgique, nous allions parler et mobiliser. Cela demandait une énergie énorme mais c’était passionnant.Et si c’était à refaire en 2020, comment vous y prendriez-vous ? Je pense qu’aujourd’hui encore, la mobilisation populaire est indispensable pour améliorer le « vivre-ensemble ». Nous étions déterminés à cela. Détermination que je n’ai jamais abandonnée par ailleurs même si les circonstances ne sont plus les mêmes.Je dirais qu’il faut commencer « à temps », parce qu’on n’obtient rien en claquant des doigts. Mais il y a urgence de relancer ces mobilisations car nous sommes à nouveau confrontés à une nouvelle course aux armements et revoilà les missiles à moyenne portée, plus performants que ceux de 1980, qui réapparaissent en Europe et en mer de chine. C’est la raison pour laquelle Trump a dénoncé les accords INF de 1988 ! Il est absolument nécessaire de nous mobiliser, même s’il n’y a pas encore toutes les assises pour un mouvement d’une telle ampleur car les relais d’hier ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Les nouvelles technologies de communication et le réseautage sont certes un atout et je ne peux que soutenir les appels de ceux qui ont perçu le risque de l’hiver nucléaire et tentent de s’y opposer avec les moyens du bord. « Désarmer pour Développer » est toujours de pleine actualité.Ce ne seront peut-être plus les mêmes mobilisations. Il faut donc reconstruire les bases nécessaires à une mobilisation des temps présents. Cela nécessite de réunir ceux et celles qui, au sein de leurs associations, mouvements, organisations, partagent une vision globale commune et acceptent de se battre contre cette nouvelle course aux armements. Il ne s’agit pas d’être d’accord sur tout mais de partager une plate-forme et des objectifs acceptés en commun. Il ne faut pas trop vite dire « c’est impossible ». C’est possible ! C’est indispensable de le faire et il y a une urgence à le faire et l’urgence prend aussi du temps. À l’époque, l’Europe n’était pas une super puissance mais les Européens arrivaient à se faire entendre. Le modèle de démocratie sociale qu’elle développa après la guerre 40/45 lui conférait une certaine crédibilité. Si l’Europe veut retrouver une voix, elle doit reprendre ce débat. Les Européens doivent redevenir des acteurs de paix dans le monde et refuser les programmes insensés de dépenses d’armements qui lui sont imposés par l’OTAN ou Monsieur Trump. Ils doivent être capables de contribuer à tout ce qui peut favoriser la sécurité, non par l’armement et le tout au sécuritaire mais par la coopération. Recréons un environnement qui repose sur l’État de droit. Tous nos mouvements doivent être des acteurs d’une nouvelle citoyenneté, pas seulement européenne mais internationale. Battons-nous pour mettre les guerres à l’index et pour convaincre une majorité de nos concitoyens de partager sagesse et force afin de progresser vers un monde de paix selon les idéaux de la Charte des Nations Unies. Il s’est trouvé des millions d’Européens à l’époque pour se mobiliser en ce sens. Cela nous donna une voix et cette voix s’est fait entendre. Aujourd’hui c’est encore possible.