Le monstre est mort, « nous » sommes sauvés !
Bien sûr, en termes visibles, le fait que des populations et des territoires ne soient plus sous l’autorité administrative d’une organisation criminelle, autoritaire, violente à l’idéologie extrême, au programme totalitaire est une bonne nouvelle. Il y a consensus social autour de l’obligation de s’en réjouir et la grand’ messe de la consommation commerciale de l’information se fonde sur cette légitimité minimale.
Une nuance d’abord : l’OEI (Organisation de l’Etat islamique) en tant que marque qui cristallise une idéologie et qui mobilise des acteurs pour réaliser son programme par la violence, existe toujours au travers de groupes décentralisés qui s’en revendiquent, notamment sur le web qui est bien le miroir d’une réalité physique et intellectuelle. D’ailleurs, de nombreux acteurs labellisés Daesh ou Al-Qaeda sont présents sur d’autres théâtres, certains reviennent dans les pays dont ils sont les ressortissants. Des formes d’organisation se renouvellent constamment. Et là – il est évident que ça n’est pourtant pas souhaitable – il y a de fortes probabilités qu’il s’agisse d’une problématique qui occupera le monde encore un moment.
Mais ce qui empêche de se réjouir fondamentalement de l’événement, de la mort du monstre, c’est que les fondamentaux de la conflictualité et de la violence ici et là-bas ne sont pas moins aigus. D’abord là-bas, sommairement. La situation politique actuelle, toujours plus complexe que l’histoire récente a laissé dans son sillage un nombre invraisemblable de ressentiments collectifs et individuels, paraît plus polarisée et conflictuelle encore qu’elle ne l’était avant la montée en puissance de l’OEI défaite aujourd’hui militairement. Penser à (très) court terme que ceci est une victoire revient à penser que la situation qui prévalait avant son improbable conquête était stable et constructive. Non. Sur les temps court, moyen et long, les causes de la violence qui empêchent de construire dans la stabilité une sécurité humaine paraissent aujourd’hui renforcées. Notamment par la guerre. Le cercle vicieux de la violence, plus pernicieux que jamais, s’est bien nourri des atermoiements, valses-hésitations, de l’indignation sélective, des trafics d’armes, ou autres revirements d’alliance. Le jeu des acteurs locaux, les puissances régionales et mondiales, les intérêts particuliers sont demeurés dangereusement masqués par l’épouvantail repoussant de l’OEI. Impossible, avec rigueur et factualité aujourd’hui de dresser un panorama juste et non partisan de la réalité tactique. Seul un constat stratégique : la militarisation des réponses désordonnées à la crise durable a préparé la perpétuation de la tragédie des hommes et des femmes de cette partie du village.
Ensuite, ici, et sommairement aussi. L’épisode de l’OEI institutionnalisée maintenant dépassé – prévisible car souhaitable et inéluctable – nous autoriserons-nous à considérer plus sérieusement la révolte qui cherche un chemin d’avenir démocratique et pacifique, à respecter les jeunes qui la portent souvent dans un élan humaniste ? Que l’on réfléchisse aux causes ou que l’on accompagne les processus de « la radicalisation » parfois violente, le contexte général de « la guerre contre le terrorisme » n’a pas encouragé à la discussion et l’exploration des lignes de faille qui menacent de fracture la vie sociale. Litote. La « guerre » ne permet pas cette intelligence, cette subtilité, cette patience. Elle a plutôt vocation à actualiser violemment des lignes de front et à creuser des défenses pour s’y retrancher. « Tu es avec nous ou tu es contre nous ! », parle-ton d’un choix quand on creuse si profond ? L’état d’urgence permanent a réduit le champ du débat, a plombé la rencontre conflictuelle et dialoguée des arguments, a pioché plus profond la tombe de la délibération constructive de projets. Pour sûr, le repoussoir Daesh parait exécrable à tous, mais, dans le jeu cruel de balancement manichéen des représentations que tous les camps ont joué, « nous » n’avons pas gagné en attractivité. Radicalisations dialectiques des sociétés apeurées et des personnes qui les constituent. « Moindre mal, moins mauvais des systèmes » la démocratie ? Tu parles d’un projet… Il est primordial et opportun d’abandonner le mirage de la seule gestion pour construire un projet d’avenir au départ d’un récit vécu sincèrement de société ouverte, inclusive, fondée sur le socle de valeurs consenties, aimées, travaillées. Toujours plus démocratique.
En somme, les terreaux de la violence sont gras et féconds. Ils ont été abondamment et récemment nourris. La rationalité pacifique voudrait que les acteurs politiques et sociaux investissent en période moins tourmentée. Mais la domination symbolique de la métalogique contemporaine, celle qui « gouvernance » le monde, fait peu de place à cette autre rationalité, celle des fondamentaux de l’humanité. Alors, c’est à elle, la rationalité collective de l’humanité de se faire entendre et de recouvrer son statut créateur : être les racines d’un projet commun d’avenir et de sens, la matrice des lois et des interrelations pacifiantes. Des tas de jeunes veulent rêver et travailler à un monde pacifique.
Joliment écrit de l’ex-excellent professeur que vous avez été ! Bonne continuation, Maxime Jeanpierre