Le 4 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu ses arrêts dans deux affaires concernant des accords économiques entre l’Union européenne et le Maroc, appliqués au territoire du Sahara occidental. Ces décisions faisaient suite aux pourvois déposés par le Conseil de de l’Union européenne et la Commission européenne contre les jugements d’annulation prononcés par le Tribunal de l’Union européenne en septembre 2021. Bien que la Cour ait confirmé l’annulation des actes de l’Union européenne approuvant ces accords, elle en a profondément modifié les motifs. En procédant ainsi, n’a-t-elle pas vidé de sa substance le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui ?
Le lundi 24 mars 2025, François Dubuisson a animé un Midi du Centre, organisé sur le campus de l’Université libre de Bruxelles, dans lequel il abordait cette question. Après avoir pris part à cette conférence, nous avons décidé de résumer les quelques points abordés par François Dubuisson, que nous jugeons intéressants et surtout importants afin d’avoir une compréhension plus informée et avertie de la situation au Sahara occidental.
Dans son arrêt rendu le 4 octobre 2024, la Cour stipule qu’il existe deux conditions à remplir pour que les accords ne soient pas contraires au droit international. Ces deux conditions sont énumérées dans ce paragraphe :
D’une part, l’accord en cause ne doit pas créer d’obligation mise à la charge dudit peuple. D’autre part, ledit accord doit prévoir que le peuple concerné lui-même, lequel peut ne pas être adéquatement représenté par la population du territoire auquel se rapporte le droit à l’autodétermination dont dispose ce peuple, perçoit un avantage précis, concret, substantiel et vérifiable découlant de l’exploitation des ressources naturelles de ce territoire, et proportionnel à l’importance de cette exploitation. […]. (§181 de l’arrêt de la Cour du 4 octobre 2024).
L’accord ne doit donc pas créer d’obligation mise à la charge du peuple sahraoui mais doit par contre leur accorder un avantage substantiel. Dans sa décision, la Cour estime que les accords ne créent pas d’obligation envers le peuple sahraoui, justifiant ainsi implicitement les accords négociés entre l’Union européenne et le Maroc. Il est légitime de se questionner sur la fiabilité de ses conclusions.
De plus, le paragraphe 183 de ce même arrêt stipule que :
Dans l’hypothèse où les deux conditions exposées au point 181 du présent arrêt sont satisfaites, le consentement du peuple concerné doit être tenu pour acquis. La circonstance qu’un mouvement qui se présente comme étant le représentant légitime de ce peuple s’oppose à cet accord ne peut, en tant que telle, suffire à remettre en cause l’existence d’un tel consentement présumé (§183 de l’arrêt de la Cour du 4 octobre 2024).
On constate que le choix des mots, tels que « un mouvement qui se présente comme étant le représentant légitime de ce peuple […] » n’est pas sans conséquences puisqu’il implique en effet une certaine déligitimation du Front Polisario, qui est le mouvement sahraoui revendiquant l’indépendance du Sahara occidental vis-à-vis du Maroc. Cette formulation de la part de la Cour de justice de l’Union européenne est hautement problématique.
Dans son arrêt, la Cour de justice de l’Union européenne évoque la nécessité d’identifier le territoire et le peuple sahraoui mais il est troublant de constater que cette identification n’a en réalité aucune incidence sur le consentement ou non de ce peuple. Ce qui importe, c’est le respect des conditions objectives. Ici, le Polisario n’a le droit de s’exprimer qu’à posteriori et sans impact substantiel sur la conclusion des accords entre l’Union européenne et le Maroc.
Cette décision constitue un dangereux précédent puisqu’elle entraîne la possibilité pour l’Union européenne et le Maroc de conclure des accords entre eux sans recourir systématiquement au consentement du peuple sahraoui. En effet, encore une fois, le respect des deux conditions suffit à lui-même.
Par ailleurs, en ce faisant, la Cour de justice de l’Union européenne prête à l’effet relatif des traités une substance différente. En effet, la règle substantielle doit rester la règle du droit à l’autodétermination, ce qui n’est manifestement pas le cas ici. La Cour semble également contourner la différence entre les concepts de « consultation » et de « consentement ».
Concernant la présence marocaine sur le territoire du Sahara occidental, il existe de nombreux éléments pour conclure à l’illégalité de cette occupation. En effet, l’Assemblée générale des Nations unies a rendu plusieurs résolutions allant dans ce sens. Ensuite, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a rendu une décision dans laquelle elle stipule que la République arabe sahraouie démocratique (RASD), proclamée par le Front Polisario, est membre à part entière de l’Union africaine depuis 1982. La décision de la CADHP énonce clairement que l’occupation est incompatible avec le droit à l’autodétermination de la RASD et qu’elle est en ce sens illégale. Cependant, il est stupéfiant de constater que la Cour de justice de l’Union européenne ne cite jamais cet arrêt.
Par ailleurs, le Maroc continue sans cesse de se présenter comme étant souverain sur le territoire du Sahara occidental. Sans surprise, le terme de « puissance occupante » n’est jamais mentionné.
De plus, le droit international stipule que lorsqu’il y’a présence illégale, il y’a également une obligation de non-reconnaissance et non-assistance de cette présence par les États membres de l’ONU. Ici, il est clair que cette obligation n’est pas respectée, notamment par les grandes puissances qui préfèrent prioriser leurs intérêts avec le Maroc plutôt que le respect de leurs engagements internationaux. De plus, le Maroc fait preuve d’un certain mécanisme de marchandage envers les puissances européennes en menaçant d’ouvrir les portes de l’immigration, poussant ainsi les gouvernemens européens à se ranger du côté du Maroc. Après tout, vaut mieux violer le droit international plutôt que d’ouvrir ses portes à des étrangers…
Concernant ce point, ll existe d’autres précédents pouvant être évoqués lorsque nous mentionnons la présence marocaine sur le territoire du Sahara occidental, notamment l’avis relatif à la Namibie par la Cour internationale de justice. Dans son avis consultatif du 21 juin 1971, la Cour a jugé que la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie était illégale et que l’Afrique du Sud était tenue de retirer immédiatement son administration du territoire de la Namibie. Il y’a également l’avis de la Cour internationale de justice relatif aux pratiques israéliennes en territoire palestinien occupé (2024). Bien que ce point ait été mentionné brièvement par la Cour de justice de l’Union européenne (§176), elle tend à écarter la question de la non-reconnaissance de tout débat, ce qui laisse présumer une certaine tolérance concernant la présence marocaine au Sahara occidental. Cette tolérance est également reflétée dans les échanges de lettre entre l’Union européenne et le Maroc ainsi que dans l’accord de pêche entre l’Union européenne et le Maroc, dans lesquels on attribue certaines compétences aux autorités marocaines, délégitimant une fois de plus le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne inclut également l’appelation marocaine (« Région du Sahara ») et précise « sans préjudice des positions respectives » (§65), l’air de dire « c’est leur avis, nous on a le nôtre ».
La Commission européenne a lancé un nouveau recours en rectification sur deux paragraphes des deux arrêts. Ces paragraphes évoquaient la proportion de sahraouis sur le territoire. La Cour de justice de l’Union européenne a rejeté la demande de la Commission européenne concernant la rectification des paragraphes spécifiques de ses arrêts de 2024. Cette dernière se demandait si la majorité de la population du Sahara occidental ne vivait pas en dehors du territoire. Dans ses deux ordonnances rendus le 15 janvier 2025, la Cour de justice de l’Union européenne semble essayer de minimiser la proportion du peuple sahraoui vivant à l’extérieur du territoire du Sahara occidental. Cette manière d’agir s’explique sans aucun doute par la volonté de retombées financières pour la population vivant sur le territoire du Sahara occidental (profitant ainsi au Maroc) en minimisant le reste de la population privée de ces retombées.
Concernant le recensement de la population sahraouie, celui-ci n’a tout simplement jamais été publié car le Maroc ne cesse de le bloquer. Sans doute, le Maroc savait très bien que ce recensement aboutirait à un vote en faveur de l’indépendance du peuple sahraoui. Le gouvernement marocain refuse au peuple sahraoui toute forme de participation aux négociations, laissant le Front Polisario sans marge de manœuvre afin de faire valoir sa voix.
On constate que le droit à l’autodétermination, bien qu’accepté et reconnu par tous les membres de l’ONU, n’est cependant pas toujours respecté. Ici, il est clair que nous nous trouvons devant un cas de décolonisation non résolu se trouvant donc bien dans les limites du droit à l’autodétermination. Cependant, la Cour de justice de l’Union européenne, bien qu’elle reconnaisse pleinement ce droit, n’en tire pas pleinement les conséquences.
Nous sommes ici également dans un cas d’un accord contraire au jus cogens. Le jus cogens est un concept du droit international désignant un ensemble de normes impératives auxquelles aucun État ne peut déroger. En ce sens, aucun État ne peut créer d’accord qui y dérogerait. L’une des règles du jus cogens reconnaît la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, corollaire du droit à l’autodétermination. Cependant, encore une fois, la Cour de justice de l’Union européenne réduit cette question à une simple question de « consentement ».
Il est clair cependant que l’enjeu ici dépasse clairement une simple question de ressources naturelles. On est dans un discours très paternaliste et très colonial. On détermine en effet l’intérêt des individus sans prendre en compte leur propre volonté. De plus, la question d’un représentant d’une population telle qu’énoncée dans le droit à l’autodétermination est complètement ignorée par la Cour de justice de l’Union européenne.
Nous pouvons conclure que le raisonnement de la Cour de justice de l’Union européenne vide bien de sa substance le droit à l’autodétermination dont jouit le peuple sahraoui. Cette position de la Cour de justice de l’Union européenne soulève des interrogations profondes sur le respect des principes universels de droit international et sur la capacité de l’Union européenne à promouvoir une véritable politique de justice et de respect des droits des peuples.
Bomana Isaac
Deltenre Emilien
Vanderose Marine
(Stagiaires à la CNAPD)