La CNAPD (Coordination Nationale d’Action et pour la Paix et la Démocratie) est un organisme dont la raison d’être est de promouvoir la défense de la paix, de la justice sociale et de la démocratie et ce partout dans le monde. Elle estime que la paix n’est viable que si les rapports entre les gens, leurs communautés, leurs états, sont fondés sur des rapports d’égalité démocratiquement établis. Inutile donc de souligner l’importance de son rôle dans le monde d’aujourd’hui et en particulier dans un pays comme le nôtre qui est le siège officiel d’une organisation comme l’OTAN dont la nature même est de caractère agressif. C’est justement dans un moment où les dangers de guerre prennent de dimensions inédites depuis la fin de la deuxième guerre mondiale que nous avons cru d’intérêt interroger Samuel Legros, son chargé de recherche et de plaidoyers politiques. 

Le Drapeau rouge (Le DR). –Après avoir entrepris le massacre des populations de Gaza, l’armée israélienne s’occupe maintenant de celles du Liban et ce, dans l’indifférence presque totale de ladite « communauté internationale ». En outre, le mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine fut décidé en 5 semaines par la Cour pénale internationale (CPI) ; celui contre Benjamin Netanyahou traîne depuis plus de 5 mois. Que vous inspirent ces faits ? 

Samuel Legros (S. L.). –Je ne pense pas qu’il faille parler d’indifférence. Un qualificatif qui doit rester réservé aux autres –nombreux -conflits meurtriers qui se déroulent (ou se sont déroulés) en dehors de toute attention dans nos pays, comme par exemples en Birmanie, au Yémen, en RDC, en Somalie ou au Soudan. Au contraire de la guerre à Gaza et au Liban qui fait quotidiennement les gros titres de nos médias. 

La différence de traitement politique et médiatique entre la guerre en Ukraine et la guerre en Palestine et au Proche-Orient est effectivement flagrante. Elle est symptomatique de la manipulation des normes et des institutions internationales en fonction des intérêts et des objectifs du monde euro-atlantique et de ses partenaires. Un double-standard aux proportions aujourd’hui abyssales, alors que le gouvernement israélien est officiellement soupçonné du crime de génocide. 

Ce qui m’étonne par contre, c’est que l’impunité d’Israël ne soit pas davantage stigmatisée et dénoncée par les personnes qui structurent le débat public dans nos pays. On continue, malgré tout, à lui trouver des circonstances atténuantes : Israël a le droit de se défendre, et de bafouer à ce titre les normes les plus élémentaires du droit international. Il me semble que l’explication de cet entêtement est à chercher notamment dans les liens civilisationnels systématiquement mis en avant entre nos pays et Israël. Comme Netanyahou le rappelait en direct sur une chaîne de télévision nationale française à une heure de grande écoute le 30 mai dernier, soit 6 mois après le début de son entreprise dévastatrice : Israël combat des « ennemis sauvages » qui menacent « la civilisation judéo-chrétienne ». Dans cette promiscuité civilisationnelle entretenue avec Israël, contre les barbares, une vie ne vaut manifestement pas l’autre. 

Il faut aussi pouvoir assumer que la force du discours public induit une forme d’auto-censure même chez les personnes et les associations peu soupçonneuses de conciliation avec les agissements de nos gouvernements. Afin de ne pas être directement vouées aux gémonies et espérer intégrer le discours. 

Le DR. –La situation internationale semble s’emballer et glisser de manière incontrôlable vers une guerre totale qui pourrait bien être fatale. Et pourtant le mouvement de Paix en Europe comme en Belgique semble paradoxalement inaudible, faible et divisé. Comment percevez-vous et comment expliquez-vous cette situation ? 

S. L. –Peut-être faudrait-il préciser de ce que vous entendez par « mouvement de la paix ». La paix est malheureusement un concept tordu dans des sens contraires. La CNAPD oeuvre pour la paix. Officiellement, l’OTAN aussi. 

À mon avis, ce que vous appelez « mouvement de la paix », en Belgique, doit correspondre à la CNAPD (comme coordination) et certaines de ses associations membres ainsi que d’autres associations pacifistes en Flandres et en Belgique francophone. Ce « mouvement » n’en est pas un. On ne peut donc pas à proprement parler de division. Ces associations collaborent mais poursuivent des objectifs et des moyens qui leur sont propres. 

Dans le cas de Gaza et du Proche-Orient dont traite votre question, les grandes mobilisations en appel à un cessez-le-feu ont été organisées par un « mouvement de la paix » plus large et plus représentatif de l’ensemble de la société civile de notre pays. Ici, ce mouvement n’est à mon avis ni faible, ni inaudible. 

Par contre, dans le prolongement, on peut peut-être se demander pourquoi les options des associations pacifistes bénéficient tantôt (rarement) d’une caisse de résonance dans le reste de la société civile organisée (comme pour un appel au cessez-le-feu à Gaza) et tantôt font l’objet de sévères crispations au sein du monde progressiste (comme pour un appel au cessez-le-feu en Ukraine). La réponse à cette question est probablement à chercher à différents endroits. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que le discours politico-médiatique sur les questions internationales est structuré a priori en opposition aux objectifs de paix, et que les associations pacifistes ne peuvent espérer nager à contre-courant qu’avec l’aide des autres acteurs et actrices de la société civile. 

Or, cela fait maintenant 14 ans que je travaille à la CNAPD. Depuis lors, la plupart des associations pacifistes –compte-tenu de leur « faiblesse », comme vous dites –se sont coalisées et ont tenté d’élargir les mobilisations contre les interventions en Afghanistan, en Libye ou encore au Yémen. Les échos dans le reste de la société belge ont été très timides. Nous avons aussi, ces dernières années, appelé à un cessez-le-feu en Syrie et en Ukraine. Là, les réactions ont été extrêmement virulentes à l’intérieur du monde progressiste ; et, du côté francophone, la CNAPD a essuyé les coups à répétition venus de certains de ses partenaires et de certaines de ses associations membres.  

Le DR. –Avant les élections, les Engagés se déclaraient favorables au déploiement des nouvelles bombes atomique B61-12, le MR rejetait toute perspective d’adhésion de la Belgique au Traité d’Interdiction de l’Arme Nucléaire (TIAN) ; l’un et l’autre sont pour un soutien militaire accru à l’Ukraine et pour un accroissement drastique des dépenses militaires. Les positions de la NVA ne sont pas moins belliqueuses. Le MR et la NVA affichent un soutien inconditionnel à la politique meurtrière d’Israël. Mais ce sont tous ces partis qui ont remportés -et largement-les élections de juin dernier. Que se passe-t-il ? Les Belges sont-ils à ce point insensibles à la question de la Paix et de la Guerre ? 

S. L. –Insensibles, je ne sais pas. Il y a en tout cas une forme de désintérêt pour les enjeux internationaux, sauf quand la pression médiatique pousse les citoyens et citoyennes à s’intéresser à une situation particulière. Mais là, les débats autour des conflits pour lesquels nous (les citoyens et citoyennes) sommes amenés à nous positionner sont la plupart du temps vifs et enflammés. Urgence et nécessité sur fond « d’analyse » manichéenne, grossière ou décontextualisée. Mais cette véhémence des échanges ne concerne que les conflits qui sont proposés dans le débat public, via un mécanisme qu’il reste probablement à identifier. D’autres conflits sont absents du débat politique et médiatique. Pour ceux-là, ni urgence ni nécessité. Dans ce cadre, il est d’autant plus difficile pour les associations pacifistes de stigmatiser et de questionner la logique d’ensemble et d’espérer une mobilisation contre elle. A titre d’exemple, les concepts stratégiques de la Belgique, de l’Union européenne et de l’OTAN sont très clairs sur les raisons qui expliquent leur présence militaire mondiale. Elles n’ont évidemment rien à voir avec les missions de « paix et de stabilité » mais sont liées in fine à la compétition géostratégique. Or, notre rôle auto-proclamé de « gendarmes du monde » permet de faire taire l’indignation. 

Le désintérêt pour les questions de paix et de guerre s’observe aussi au sein de la classe politique qui, finalement, préfère prolonger le statu quo plutôt que remettre en question les habitudes de la scène internationale, dans une forme de confort un peu mou. Aucun des partis politiques dits traditionnels ne s’intéressent en effet de manière particulière au fonctionnement de la scène internationale ; aucun n’a d’ambition programmatique pour la « communauté internationale ». Tous ne font finalement qu’appliquer les visions et les politiques de l’OTAN et/ou de l’Union européenne, avec quelques variations finalement anecdotiques. 

Le DR. –La Commission Européenne réclame à la Belgique une économie de 25 milliards d’ici 2029. Le futur gouvernement « Arizona » annonce qu’il s’y conformera, « assainira le budget de l’Etat » … et dans le même temps qu’il augmentera radicalement le budget militaire, pour atteindre les 2% du PIB exigés par l’OTAN ! « Les objectifs de l’OTAN guident notre action, y compris en termes de choix stratégiques et de doctrines, de capacités et d’investissements » annonce le programme de la NV-A. Qu’est-ce que tout cela augure sur le plan social ? 

S. L. –Finalement, les ambitions des négociateurs de l’Arizona s’inscrivent dans la même logique que celle observée depuis, au moins, 2014 quand le gouvernement Di Rupo engageait la Belgique au sommet de l’OTAN à ce que notre pays alloue 2% de son budget aux dépenses militaires. Pour rappel, Di Rupo était alors Premier ministre en affaires courantes et la Belgique était empêtrée dans sa plus longue crise politique. Les dépenses militaires de la Belgique grimpent en flèche depuis lors ; même si le cliché selon lequel l’armée belge est « une variable d’ajustement budgétaire » continue à être ânonné. Pourtant, même la crise sanitaire liée à la Covid-19 et la crise énergétique qui a suivi n’ont absolument pas freiné les ardeurs militaristes de nos représentant.e.s politiques. Sous le gouvernement de Charles Michel, le budget militaire de la Belgique a été largement augmenté. Un ensemble d’achats militaires a été décidé et coulé dans une « loi de programmation militaire ». Le gouvernement contracte alors pour 9,2 milliards d’euros d’achat de matériels. Parmi ceux-ci, rappelez-vous, 34 avions chasseurs-bombardiers F35 à capacité d’emport nucléaire. 

Le gouvernement d’Alexander De Croo n’est pas en reste puisqu’il décide, en juin 2022, de baliser l’accroissement du budget de l’armée belge à 1,55% du PIB à l’horizon 2030. Cela signifie une augmentation d’environ 2,5 milliards d’euros supplémentaires. De nouveaux investissements sont entérinés comme « actualisation de la loi de programmation militaire » à hauteur de 10,2 milliards d’euros supplémentaires ! 7,4 milliards sont déjà budgétés jusqu’à 2030, sans compter donc les futures décisions qui seront prises par les partis de l’Arizona. Or, atteindre effectivement les 2% du PIB belge pour les dépenses militaires équivaut à une augmentation à environ 9 milliards d’euros du budget de l’armée. 

Parallèlement, comme vous le rappelez, la Commission européenne vient de tancer la Belgique pour ses « dérapages budgétaires » et réclame une économie de 25 milliards d’euros d’ici 2029. Soit 5 milliards par an. Un objectif que les partis assis autour de la table entendent honorer. 

La casse sociale que cela augure, dans la continuité donc de celle observée cette dernière décennie, a été dessinée durant la campagne électorale quand Alexander De Croo annonçait le 26 février que son parti entendait atteindre les 2% en 2029 au lieu de 2035 (comme le prévoyait l’accord de juin 2022). Il liait cet objectif aux demandes des libéraux de durcir la politique de chômage et de « contrôler » les dépenses en soins de santé. Au même moment, Théo Francken (NV-A) faisait écho à cette revendication en rappelant que « les investissements supplémentaires dans la Défense ne doivent pas nécessairement se traduire par une augmentation des impôts. Faites des économies ! » Et de préciser : « La facture migratoire dépasse déjà le milliard d’euros, la coopération au développement se chiffre en milliards et la sécurité sociale pourrait être beaucoup plus efficace. Nous devons économiser là où c’est judicieux »1. CQFD. 

Suivant cette chronique annoncée, la « super note » distribuée par le formateur Bart De Wever à la fin du mois d’aout donne des éléments concrets sur la future casse sociale que va provoquer cette fuite en avant dans la militarisation : diminution de 50% de l’aide publique au développement, économie de 1,6 milliard dans la politique d’accueil, dégressivité des allocations de chômage, diminution de moitié de l’enveloppe bien-être qui sert généralement à soutenir les prestations sociales, 2500€ pour acquérir la nationalité Belge, etc. 

Le DR. –Le mouvement progressiste s’est divisé sur la guerre en Ukraine. Les organisations syndicales font preuve de peu d’engagement se limitant, en général, à répéter le discours dominant. Une partie importante de l’opinion estime que la guerre en Ukraine est une guerre d’agression impérialiste côté russe, et une guerre de résistance nationale du côté ukrainien ; mentionner l’OTAN et ses responsabilités dans la naissance du conflit est stigmatisé comme « propagande russe ». Est-ce que cette vision des choses ne contribue pas à la démobilisation dont nous parlions au début de cet entretien ? 

S. L. –Encore une fois, c’est vous qui parlez de démobilisation. Je me demande de mon côté quand est-ce qu’il y a eu une « mobilisation », si ce n’est au cas par cas et de manière ponctuelle. 

Par contre, la contradiction présente dans votre question est symptomatique. Il ne peut y avoir de forte mobilisation dans des contextes où l’analyse biaisée d’un conflit est partagée par une majorité significative de l’opinion publique. En ce sens, insister sur les responsabilités de l’OTAN dans la naissance du conflit ne permettrait en rien de favoriser une meilleure mobilisation, dans l’instant, pour la paix et contre la guerre. 

Vous avez raison de dire que le mouvement progressiste était et reste très divisé sur la guerre en Ukraine. Une division qui me rappelle d’ailleurs, dans une moindre mesure, celle observée vis-à-vis de la guerre en Syrie. Deux situations successives qui expliquent aussi les difficultés de mobilisation actuelles rencontrées par « le mouvement de la paix ». Si nous n’avons pas insisté dès le début de manière centrale sur les responsabilités de l’OTAN dans les causes de la guerre en Ukraine, c’est parce que nous avons tenté de rallier les associations autour de l’urgence d’un cessez-le-feu. Un objectif prioritaire pour nous, qui s’est révélé extrêmement difficile à atteindre ; et qui l’était encore davantage quand nous discutions du rôle de l’OTAN. 

Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi, Les talibans, Bachar El Assad, le Hamas, l’Ayatollah Khamenei, Nicolas Maduro, sont tous des repoussoirs puissants dans le discours public. Vladimir Poutine l’est encore plus puisque, outre sa personne, notre appréhension des politiques liées à la guerre et à la paix est encore fortement engluée dans un schéma de pensée de la Guerre froide. 

Il faut prendre la mesure de la puissance du repoussement que l’ennemi suggère dans le discours public. Dans ce contexte, il est à chaque fois périlleux de proposer de transcender ce visage pour appeler au dialogue. Une difficulté poussée à son paroxysme dans le cas de la Russie. 

Pour la CNAPD, le plus important n’est pas d’abord de stigmatiser les responsabilités de l’OTAN mais bien d’étrenner coûte que coûte la puissance transformatrice de la résolution non violente des conflits. 

Le DR. –Pour conclure pourrais-tu nous parler un peu de la CNAPD ? Comment va-t-elle ? Quels sont ses prochains projets ou initiatives ? 

S. L. –La CNAPD se remet progressivement des grosses perturbations qu’elle a traversées depuis le début de la guerre en Ukraine. Nous prenons le temps, en interne, d’échanger autour des fondamentaux du travail à la paix, fortement mis à mal ces deux dernières années ; en espérant que ceux-ci en sortent renforcés. Nous avons reparlé à têtes plus reposées de notre opposition systématique au soutien militaire, de l’exception que doit toujours constituer le recours à la force, de notre revendication de dissolution de l’OTAN, etc. Nous échangeons pour le moment sur les différents modes de résolution non violente des conflits. 

Pour le reste, nous restons mobilisés sur les autres questions liées à la guerre et à la paix : les armes nucléaires, l’exportation d’armes légères de la Wallonie ou encore les dépenses en armement. Nous préparons à ce sujet tout le matériau pour proposer la création d’une plateforme plus large, à l’image de celle que nous avons coordonnée à l’époque contre le remplacement des F16 de l’armée belge. Un lien d’autant plus évident que la NV-A et le MR veulent tous deux acheter davantage de chasseurs-bombardiers durant cette législature. 

Nous avons aussi lancé, l’année dernière, un nouvel axe de travail autour de la pollution de l’activité militaire. Nous allons continuer ce chantier et tenter d’introduire cette analyse dans la mobilisation plus large contre les dérèglements climatique.

1. Theo Francken : « Les investissements supplémentaires dans la Défense ne doivent pas nécessairement se traduire par une augmentation des impôts. Faites des économies ! » | Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.