Dans ce premier article, nous souhaitons retracer l’histoire et les raisons de la privatisation. Tout d’abord, nous commençons par vous présentez la théorie qui se cache derrière ce mot. Nous observons que celle-ci n’est pas un phénomène nouveau, elle date des années 80. Dans un second temps, nous aborderons le type de contrat public-privé utilisé dans le cadre des prisons en Belgique : les contrats DBFM. Et enfin, nous constaterons que la privatisation est au centre de débat dans la littérature : d’un côté on vante les bienfaits de la compétitivité, et de l’autre on s’inquiète des conditions de détentions et de la corruption qu’elle peut entrainer. Pour conclure, nous constaterons le rôle de l’opinion publique dans la privatisation et comment celui-ci conditionne les politiques carcérales belges, notamment, via un sentiment d’insécurité global.
Tout d’abord, le désintéressement du public à financer les prisons n’est pas un phénomène nouveau1. En effet, nous pouvons retrouver des théories de la privatisation du système carcéral dans les années 80 aux Etats-Unis. Selon Savas (1987), la privatisation est même inévitable du fait de : « the demand for criminal incarceration is growing, the supply of prison space is not keeping pace. »2 Notons l’utilisation de termes purement économiques dans la réflexion de Savas. Les années 80 sont marquées par Regan et l’ultra libéralisation de l’économie américaine, la littérature de la privatisation des prisons n’échappe pas à cette logique libérale. Ainsi, elle s’est implantée au fil du temps de différentes manières, pour pallier le manque d’envie du public à financer le monde carcéral3. Les contrats public-privés (PP) les plus communs sont l’engagement d’un agent privé pour effectuer des services tels que la restauration, le nettoyage ou alors la formation du personnel4.
Néanmoins, ces dernières années, nous avons vu l’émergence d’un nouveau type de contrat : DBFM. Quelles sont les caractéristiques de ce type de contrat qui a été utilisé pour la prison de Marche-en-Famenne, par exemple ? Un contrat DBFM est un modèle de contrat intégré dans lequel, généralement, un client du secteur public achète un service plutôt qu’un simple produit. Le contractant (l’organisation privée dans le cadre d’un partenariat PP) joue le rôle de financier du projet et assume davantage de risques et de responsabilités5. L’Etat va ensuite louer l’infrastructure pendant plusieurs dizaines d’années avant d’en devenir le propriétaire (cela dépend du contrat). Le but de ce type de contrat serait donc de réduire les coûts payés par le contribuable pour la construction et la gestion des prisons.
Le graphique suivant illustre les différentes phases d’un projet PP et qui les financent :
Source : Design, build, finance, maintain DBFM – Designing Buildings
De plus, les théoriciens de la libéralisation ont bien évidemment mis en avant les bénéfices de la compétitivité pour justifier le choix de la privatisation des prisons6. Elle pousserait les acteurs privés à fournir de meilleurs projets et donc de meilleurs résultats. Ainsi, des théories ont vu le jour expliquant que les instituts pénitenciers sous gérance privée offraient de meilleures conditions de détention pour les prisonniers7. Une recherche plus récente (2010) nuance ces propos. Effectivement, selon Cabral et d’autres académicien.e.s, la privatisation peut être bénéfique pour les conditions de détentions et offrir de meilleurs résultats dans certains domaines à condition que :
– les salaires des autorités publiques (contrôlant les acteurs privés) soient suffisamment élevés pour contrer toute tentation à la corruption de la part des agents privés.
– qu’une pression extérieure via la presse, les organisations des droits de l’homme et les procureurs publics soit exercée sur les autorités publiques, de telle sorte qu’elles remplacent les personnes en charge en cas de problème.
le coût de maintien de services de qualité par les agents privés varie selon la dangerosité des prisons (par exemple la taille de population à « risque »)8.
Ainsi, nous comprenons que la privatisation ne fait pas consensus dans la littérature. Nous notons que celle-ci peut aussi prendre le chemin inverse, c’est-à-dire que l’Etat va vendre ses bâtiments au privé. Une telle politique a été un des axes majeurs d’ajustements budgétaires sous Didier Reynders9.
Nous déduisons que le gouvernement et donc les politiques ne sont plus enclins à financer avec l’argent public les prisons.
Cependant, les prisons sont aussi présentées comme la résolution aux problèmes sociaux et donc indispensable à la sécurisation de la société.
Nous avons commencé à expliquer dans l’introduction que les politiques carcérales sont au cœur d’un paradoxe : d’une part la lutte pour les droits des prisonniers et le respect des droits de l’homme en prison, et d’autre part le besoin de sécurité de la part d’une société de plus en plus stressée. Le pouvoir doit donc s’équilibrer entre ses devoirs internationaux et rassurer sa population dans un contexte de crise sécuritaire de plus en plus prononcée.
Robert Castel, en 2009, avançait l’idée d’une « montée des incertitudes » avec une insécurité individuelle qui devient collective et qui passe du social au civil10. Il explique, dans sa recherche, que le chômage de masse, la dissociation familiale et tout ce qui nous inquiète crée un « facteur d’insécurisation » et donc une attitude défensive et répressive de la part de la population. Devresse (2013) met en avant que : « cette impulsion conduit irrépressiblement à la focalisation sur toutes les formes de menaces sociales et en particulier sur la déviance et la délinquance. Relayée médiatiquement, cette focalisation va précisément trouver à s’actualiser dans le discours politique, du côté du law and order, c’est-à-dire de l’investissement de l’autorité publique dans ses composantes les plus répressives et sécuritaires. »11 Ainsi, la prison devient un « instrument de sécurité civile » permettant de restaurer la crédibilité de l’Etat et d’attester son action protectrice envers les citoyens (Devresse, 2013)12.
Ces théories qui datent de 2009 et 2013 font écho à la situation actuelle. En effet, comment penser que la population, avec la guerre en Ukraine, le génocide à Gaza, le risque accentué de crise économique, ne cherche pas un moyen de se sentir en sécurité en exluant les marginaux ? Cependant, investir l’argent du contribuable dans le milieu carcéral alors que nous sommes en période de crise serait mal compris. Effectivement, les politiques devraient répondre à la question suivante : Pourquoi investir pour des citoyens qui ont causé du tort à la société alors que ceux et celles qui respectent la loi n’arrivent pas joindre les deux bouts ? La privatisation permet de contourner ce débat.
Le soit disant avantage supposé de la privatisation :
Dans notre premier article, nous avons observé les différentes raisons qui ont poussé à la privatisation. Dans celui-ci, nous nous questionnerons sur les avantages que celle-ci peut réellement apporter, et nous démontrerons que son avantage financier est supposé et qu’elle n’est pas le fruit d’une réflexion sociale mais plutôt d’intérêts économiques.
Nous utilisons le terme « supposer » car la Cour des comptes en juin 2023 a publié un rapport qui indique : « qu’à la différence de la maintenance qui reste à la charge du prestataire, les coûts énergétiques sont supportés par l’Etat. (…) Si les performances sont inférieures aux attentes, l’Etat en supporte donc les conséquences et le prestataire n’est pas pénalisé »13 . Ainsi, dans un article du journal le Soir nous apprenons que la facture énergétique de ces nouvelles prisons est supérieure à celle des anciennes et cela aux frais du contribuable ! Pour être plus précis, le journal indique qu’à Haren (dernière prison construite) le coût moyen en gaz et électricité est 32,7% plus élevé que la moyenne des prisons belges. La même observation peut être faite pour la prison de Leuze-en-Hainaut (ouverte en 2014, 34,8% supérieure à la moyenne) et celle de Marche-en-Famenne (2013, 59,3% au-dessus par rapport à la moyenne). Toutes ces prisons sont sous l’égide de contrat DBFM.
Par ailleurs, l’avantage financier est nuancé par l’étude de Boffé (2023). Dans une section de sa recherche, l’académicienne compare les coûts des établissements pénitentiaires sous contrat PPP (DBFM) et ceux en gestion propre et elle découvre les résultats suivants : «
- Surcoût des établissements et durée des travaux : En effet, on peut observer une augmentation d’environ 135% du coût par détenu dans la prison de Beveren, gérée en partenariat public-privé par rapport à celle de Hasselt, gérée en gestion publique. Cela s’explique assez facilement par le but de toute entreprise de faire du profit. Cependant, temps de travaux inférieurs que le publique.
- Maintenance des établissements : En ce qui concerne le volet de maintenance, de nouveau, on constate que le système DBFM est globalement plus coûteux que le système basique. La cour des comptes a constaté une augmentation allant jusqu’à 147% par rapport à une prison en gestion classique. Cependant, bâtiment mieux entrevue car le privé doit le rendre dans le même état qu’il l’a reçu. »14
Il est intéressant de noter que la privatisation se fait aussi dans les maisons de transition. Celles-ci ont pour but d’accompagner personnellement les personnes détenues en fin de peine avec une capacité d’accueil de 12 à 17 personnes. La mise en place de ces maisons qui sont d’un point vue économique plus avantageuse que la prison et d’un point vue social plus bénéfique (CCSP) pour les détenus semblaient être une bonne idée de la part du gouvernement15. Cependant, celui-ci a jugé bon de confier la gestion de ces infrastructures à des entreprises privées telles que G4S (spécialisé dans la sécurité). Il ne faut pas être expert.e pour comprendre que les agents de sécurité employés par une société privée ne sont pas formés à accompagner les détenus dans leur réinsertion. De plus, dans son rapport, le CCSP, explique que les directeurs de ces maisons de transition sont plutôt : « tentés d’y accueillir des bons élèves, des prisonniers sans problème, afin d’obtenir un meilleur taux de réinsertion ». Ici, nous pouvons apprécier les bienfaits de la compétitivité et de la privatisation pour les détenu.e.s et la société. Par ailleurs de nombreux observateurs et observatrices ont dénoncé le manque de transparence dans la gestion de ces infrastructures et dans le processus de sélection des individus16. Boffré (2023) nous explique que même si la décision finale de sélection se fait par un organe de l’État, le directeur de la maison de transition donc un agent privé joue un rôle dans la sélection.
Ainsi, nous apprenons qu’il existe une corrélation entre les rapports positifs (rédigés par le directeur avant la décision finale) et la sélection des détenu.e.s par l’organe d’État, démontrant l’influence que le privé exerce sur le public dans le processus17. Encore une fois, le système sert les intérêts économiques des entreprises privées, et ne prend pas en compte l’objectif principal que devrait avoir la prison : l’aide à la réinsertion dans la société. Nous savons que cette vision peut être contestée par celles ou ceux qui pensent que le rôle premier de la prison est de punir, de protéger la société des criminel.e.s ou de dissuader les individus à enfreindre la loi.
Cependant, comment ne pas qualifier ces visions d’obsolètes quand la CEDH (dans l’art 3 de la Convention européenne des droits de l’homme) reconnaît que l’incompressibilité d’une peine de privation de liberté à perpétuité fait partie des traitements inhumains ou dégradants18. Ainsi, nous comprenons que c’est une immense majorité des personnes détenues qui seront libérées un jour. Les politiques carcérales doivent donc répondre à cet enjeu et non pas continuer à être de plus en plus punitives causant une surpopulation carcérale et un taux de récidive de 60%19. Attention, nous admettons que certains types de régimes de détention ne sont pas adaptés pour certains détenu.e.s, du fait de la gravité de leurs crimes ou de leur comportement.
- Lukemeyer, A., & McCorkle, R. C. (2006). Privatization of prisons: Impact on prison conditions. The American Review of Public Administration, 36(2), 189-206.
Savas, E. S. (1987). Privatization and prisons. Vand. L. Rev., 40, 889.
Lukemeyer, A., & McCorkle, R. C. (2006). Privatization of prisons: Impact on prison conditions. The American Review of Public Administration, 36(2), 189-206.
Joel, D. C. (1993). The privatization of secure adult prisons: Issues and evidence. In Privatizing correctional institutions (pp. 51-74). Routledge.
Benson, B. (1998). To serve and protect: Privatization and community in criminal justice. New York: New YorkUniversity Press.
Logan, C. H. (1990). Private prisons: Cons and pros. Oxford University Press.
Cabral, S., Lazzarini, S. G., & de Azevedo, P. F. (2010). Private operation with public supervision : evidence of hybrid modes of governance in prisons. Public Choice, 145, 281-293.
L’illusion de la privatisation – Politique (revuepolitique.be)
Castel, R. (2009) La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu, Paris : Seuil.
Devresse, M. S. (2013). La gestion de la surpopulation pénitentiaire: perspectives politiques, administratives et juridictionnelles. Droit et société, (2), 339-358.
Ibid.
L’énorme facture énergétique des nouvelles prisons – Le Soir
Boffé, I. (2023). La privatisation de l’exécution de la peine ici et ailleurs, quel avenir lui souhaiter ? Analyse comparative de la privatisation des maisons de transition belges au regard des expériences françaises, canadiennes et norvégiennes et du modèle alternatif des maisons de détention. Faculté de droit et de criminologie, Université catholique de Louvain.
Ibid.
Ibid.
Carta Academica : Pourquoi la prison ne permet-elle pas d’empêcher la récidive ? – Le Soir
Mine, B., & Robert, L. (2015). Recidive na een rechterlijke beslissing. Nationale cijfers op basis van het Centraal Strafregister. La récidive après une décision judiciaire. Des chiffres nationaux.
Crédit photo : Michel Tonneau, Titre : Prison de Lantin, Repéré à : https://www.lesoir.be/290631/article/2020-03-27/greve-emotionnelle-de-24-heures-la-prison-de-lantin-ce-quil-sest-passe
Sicot Ludovic
ARTICLE 2/3
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