/ Compte rendu de la conférence du vendredi 01.03.2024 /
Ce vendredi 1er mars 2024, nous avons assisté à la conférence “L’État d’Israël contre les juifs” organisée par Bruxelles Laïques à l’IHECS de Bruxelles. Les invité.e.s étaient Sylvain Cypel (ancien rédacteur en chef du journal “Le Monde”, et auteur du livre “L’État d’Israël contre les Juifs”), Esther Benbassa (historienne et ancienne directrice de recherche au CNRS) et Rony Brauman (médecin et ancien président de MSF). Le but de la conférence était de créer un débat critique autour de la politique israélienne en la dénonçant comme dangereuse à la fois pour les populations juive (israélienne ou non) et palestinienne. La parole a d’abord été partagée entre les intervenant.e.s puis l’assistance a pu poser des questions aux orateurs et oratrices.
D’une part, Sylvain Cypel a expliqué le choix d’écrire son livre et les enjeux derrière son titre. Pour ce faire, il a tenu à rappeler l’importance de la promulgation de la loi “État-nation du peuple juif” de 2018. En effet, c’est l’officialisation des politiques discriminatoires et ségrégationnistes d’Israël. Par la suite, il a affirmé l’échec du sionisme à faire d’Israël, l’endroit où les Juifs vivraient en sécurité. Il a démontré que c’est en Israël que les Juifs sont le plus en danger. Il a, en outre, dénoncé le support d’Israël et des Israéliens au racisme affiché de Trump, en disant que cela allait leur retomber dessus (exemple de l’attentat visant une synagogue par un suprémaciste blanc à Pittsburgh aux Usa en 2018). La fin de son intervention est marquée par un passage sur l’endoctrinement et l’impact de 1967 sur les politiques de légitimation menées par le gouvernement israélien. Il illustre cette crise identitaire via de nombreux exemples.
Dans un second temps, Esther Benbassa a proposé un discours plus nuancé sur la menace qu’est Israël pour les Juifs. Cependant, c’est important de noter qu’elle est restée très critique et a dénoncé les actes d’Israël. Son intervention s’est concentrée sur l’évolution de la légitimation d’Israël en Palestine par le gouvernement israélien et les Israéliens et les origines du sionisme. Comme Cypel, elle a démontré l’importance de 1967 dans le changement de discours des penseurs et politiques pro-Israël. Dans une seconde partie, elle a affirmé les différences entre les diasporas juives sur la question d’Israël en prenant comme exemple les divergences de pensées entre les juifs des Usa et ceux de France.
Pour finir, Rony Brauman a souligné la singularité du mouvement sioniste au travers de son mélange de colonialisme et de sois-disante émancipation nationale. En condamnant le régime d’apartheid en place, il refuse de qualifier l’État israélien de laïc, même dans ses origines. Il décrit la mémoire d’Israël comme partiale et victimaire. Enfin, il dénonce l’amalgame entre Juifs et Israéliens, expliquant son opposition au climat d’après 7 octobre en France qui, selon lui, instaure un double-standard par rapport aux anciens crimes israéliens.
La CNAPD salue l’initiative d’une telle conférence et en reconnaît l’importance durant cette période de crise prononcée. Les intervenant.e.s, de par la qualité et la pertinence de leurs discours, ont permis d’éclairer le danger que représente la politique d’Israël pour les Palestiniens et paradoxalement les Juifs eux-mêmes.
Dans un premier temps, Sylvain Cypel a expliqué le choix d’écrire son livre : « l’État d’Israël contre les Juifs » paru en 2020, réédité et republié cette année à la suite des événements du 7 octobre 2023 et des exactions perpétrées par Israël à Gaza. Ainsi, il a déclaré que l’élément déclencheur est la loi “Etat-nation du peuple juif” adoptée en 2018 par le gouvernement israélien. Cette loi officialise le suprémacisme juif en Israël et donc le début de l’apartheid selon Cypel. Une des mesures phares de cette loi est l’exclusivité au droit à l’autodétermination des juifs. Par ailleurs, le caractère discriminatoire de cette loi s’affirme via d’autres mesures : la reconnaissance de Jérusalem comme “capitale complète et unie” d’Israël alors même que le consensus international veut que le statut de la ville ne puisse être envisagé qu’aux termes de négociations entre israéliens et palestiniens. De même, la perte du statut de langue officielle de l’arabe reléguée à un “statut spécial”, tout comme l’objectif du “développement des communautés juives” entre seuls juifs, démontrent un réel recule d’Israël en défaveur de la démocratie (le mot étant même absent du texte de la loi fondamentale…). Néanmoins, il rappelle que les ségrégations envers les non-juifs étaient déjà présentes mais pas inscrites dans la loi.
Par la suite, Cypel s’est concentré sur le choix de son titre. Il commence par dire que le sionisme avait pour mission de trouver une solution pour que les Juifs vivent en sécurité. Cette idée était attrayante à la fin du 19 ème siècle sur le continent européen, car les conditions de vie des Juifs étaient compliquées avec la montée de l’antisémitisme. Il ne s’inclut pas dans l’idéologie qui affirme que la population juive a toujours vécu dans la discrimination et la ségrégation, voire il la dénonce. Ainsi, Israël devait être une option libératrice pour les Juifs. Cependant, cette libération s’accompagne de la colonisation d’un territoire. Pour lui, l’objectif sécuritaire est un échec puisque c’est en Israël que les Juifs sont le plus en danger, du fait de la colonisation notamment. Il compare le communisme et le sionisme en termes de résultats effectifs. En effet, dans les deux cas, le but était de libérer des peuples, mais cela n’a pas fonctionné.
Dans un second temps, il déclare qu’Israël est devenu et devient une menace pour les Juifs dans le monde, au même titre qu’Al-Qaida et Daesh pour les Musulmans. Cependant, il démontre que dénoncer cela est choquant quand nous parlons d’Israël et que cela ne l’est pas quand nous parlons de Daesh. Effectivement, comparer Israël à Daesh ou Al-Qaïda dans l’impact qu’ils ont sur la vision des juifs ou des musulmans est inconcevable alors que ceux-ci peuvent être considérés comme une cause majeure de la montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme dans de nombreuses sociétés.
Dans un troisième temps, il évoque le racisme que subissent les Juifs dans le monde, notamment l’attaque d’une synagogue qui a fait 11 morts aux USA en 2018 commis par un suprémaciste blanc. Il note un paradoxe, car 75 % des Israéliens auraient voté pour Trump or celui-ci entretient des liens avec des partis suprémacistes et il est raciste, selon Cypel. De plus, en s’alliant avec des racistes, les Israéliens laissent le racisme se propager, alors que celui-ci est la cause du danger.
Pour la fin de l’intervention, Cypel se concentre sur l’accommodement au pire de l’opinion des Israéliens et de son long processus. Tout d’abord, il explique qu’en 1948, c’est 87 % des Palestiniens qui ont été expulsés des territoires qui deviendront Israël, créant une inégalité démographique. Pour lui, le rêve du sionisme est réalisé, car cela crée un entre-soi juif. Cependant, 1967 a tout changé car le nombre de Juifs et non-juifs devient dès lors similaire. Ainsi, cela devient l’occupation d’une population qui est sensiblement identique démographiquement, bouleversant les rapports de force. Il a donc fallu relégitimer la place des Juifs en Israël via un embrigadement total de la population. Il note comme exemple, l’envoi de jeunes de 18 ans au check-point pour “mettre leur pied sur la tête de l’arabe et le soumettre” (mots de Cypel). Dans une réponse à une question, il qualifie l’éducation israélienne comme l’éducation du mépris et prend comme exemple les écoles rabbiniques militaires formant de plus en plus de militaires pour Tsahal. C’est du colonialisme pur et dur. Un autre exemple que Cypel avance est que, jusqu’en 2006, sur les cartes d’identité israéliennes, nous pouvions trouver : la citoyenneté, la nationalité (à la Lénine, type URSS) et la religion. Le gouvernement israélien a enlevé la religion à la suite de l’arrivée des Juifs russes. Il n’y a donc pas de séparation entre l’Etat et la Religion.
Concernant la manifestation du 9 octobre 2023, Sylvain Cypel n’y est pas allé non plus. Il n’a pas supporté que le député français Meyer Habib (un proche de Netanyahou) ait embrassé publiquement Jordan Bardella (Président du Front National). Ce sentiment d’affiliation, insupportable selon lui, s’est couplé à celui que cette manifestation n’était pas dirigée contre des actes terroristes mais plutôt en soutien à l’État d’Israël. Par ailleurs, il dénonce, comme Brauman, l’impossibilité de débattre autour de la politique d’Israël après le 7 octobre en France. Il a rappelé notamment que l’accointance entre beaucoup de dirigeants identitaires favorables à un certain ethnicisme avec Israël n’est pas infondée. Au fond, ces liens politiques sont plus dûs à un enjeu ethnique que religieux. Aux USA par exemple, les dirigeants israéliens recherchent le soutien des suprémacistes blancs évangélistes car ils partagent une volonté similaire de pureté ethnique, moins présente dans la diaspora étasunienne et également beaucoup moins nombreuse que les Évangélistes.
Dans la partie question réponse de la conférence, Cypel donne une explication de l’échec du nationalisme palestinien et du non-support par les pays arabes. Effectivement, le mouvement ne s’est pas assez concentré sur la mobilisation populaire selon lui, et s’est trop calqué sur l’ancien modèle algérien de la lutte armée comme mode opératoire. De plus, il ajoute que le nationalisme palestinien est arrivé en retard par rapport aux autres nationalismes arabes. Ceux-ci étaient sur une pente descendante au moment de son éclosion, du fait de l’installation des dictatures. Finalement, il a souligné que le caractère spécial de la relation des USA avec Israël trouvait sa cause dans la sûreté de celle-ci. En effet, les USA considèrent qu’en tant que “seule démocratie du Moyen-Orient”, l’État israélien offre un soutien inconditionnel et ne risque pas de leur tourner le dos, contrairement aux États arabes voisins propices à des révolutions anti-américaines.
Tout d’abord, Benbassa affirme qu’elle est en accord sur les faits énoncés par le livre de Cypel. Elle reste cependant plus nuancée que lui car, selon elle, Israël peut devenir une menace pour les Juifs et la diaspora, mais ne l’est pas encore complètement. Dans son intervention, elle se pose les questions suivantes : comment les Juifs imaginent Israël, ce qu’il représente pour eux ? Et est-ce que cela peut être modifié ? Il est important de noter qu’elle critique le Hamas, mais affiche un vrai soutien pour la cause palestinienne.
Premièrement, elle met en avant que la doctrine “Israël comme une terre de refuge” est inopérante, car les Juifs ayant fui la Russie se sont dirigés vers les Usa puis l’Europe et non pas vers les territoires qui seront pris pour créer Israël. Elle explique que les fondateurs du sionisme étaient laïcs et que le territoire d’Israël pour eux était le territoire natal de la patrie, faisant appel à un droit historique. Néanmoins, au début du sionisme, celui-ci devait être libre de tout occupant. Nous faisons donc face à un problème puisque ce territoire dit “de la patrie” avait des propriétaires. Les Juifs étaient par conséquent étrangers et il a fallu conquérir et s’approprier la terre, soit via la colonisation (action recommandée par la gauche israélienne), soit par la guerre (action voulue par la droite en référence aux combats historiques du peuple juif). Il y avait donc une division chez les sionistes. Ainsi, selon Benbassa, l’Etat d’Israël ne naît pas de la Shoah, mais de l’aboutissement d’un travail sioniste qui va servir pour les survivants de celle-ci, leur descendance et les Juifs de la diaspora. Cependant, elle rappelle que leur accueil en Israël ne s’est pas fait sans discriminations et jugements.
Tout comme Cypel, elle démontre que 1967 a été un vrai changement, notamment dans le questionnement identitaire. Selon elle, le discours de la légitimation évolue d’un “retour du refoulé” (avant 1967) au génocide de la Shoah comme justification de la présence d’Israël. Effectivement, de nombreux politiciens et scientifiques israéliens vont expliquer que le maintien des frontières de 1948 aurait les mêmes conséquences que le génocide (avec des comparaisons à Auschwitz) pour justifier l’occupation des territoires post 1967. Ainsi, Israël devient une victime et donc agit toujours sur la défensive. Pour montrer la fragilité identitaire des Israéliens, elle prend comme exemple le fait que ceux-ci partent d’Israël lors des guerres, mais ont pourtant un patriotisme indéfectible.
Pour finir son discours, elle se concentre sur les Juifs de la diaspora. Selon elle, ils sont partagés par les actes d’Israël et il y a une grande diversité parmi les diasporas. En effet, la diaspora juive des USA est indépendante vis à vis d’Israël, voire elle le condamne alors que la française affiche un support sans faille à celui-ci.
Finalement, Esther Benbassa s’est sentie seule dans l’après 7 octobre en France. Elle s’est sentie perdue au sein d’une gauche qu’elle a perçu comme frôlant maladroitement avec l’antisémitisme dans leur appréhension des crimes du Hamas. C’est pour cela qu’elle s’est rendue à la manifestation du 9 octobre 2023.
Rony Brauman, quant à lui, considère que la notion de laïcité n’est pas imputable à Israël aujourd’hui tout comme à ses fondateurs, et ce par le simple fait d’avoir voulu créer un État juif. Cette “hébraïsation” des Juifs, comme il l’appelle, rend paradoxalement Israël mauvais pour les Juifs eux-mêmes. Comme Cypel, il rappelle que la loi d’État-nation du peuple juif de 2018 entérine cela, officialisant la division de la population israélienne au profit des seuls citoyens de confession juive. En outre, la singularisation du sionisme, en tant que mouvement ethno-religieux, vient du fait de mêler les particularités d’un mouvement colonial avec celles d’un mouvement d’émancipation nationale. En effet, remarque Brauman, il est parlant qu’en Israël le colon puisse se prendre pour l’indigène et considérer l’autochtone comme un squatteur. Ainsi, il n’y a évidemment pas de démocratie pour les populations non-juives en Israël. Il note notamment qu’il n’est pas nécessaire d’user de différences de fond lorsque l’on compare le cas de l’Afrique du Sud à celui d’Israël aujourd’hui concernant les accusations d’apartheid. Un certain sentiment de haine vis-à-vis de la population palestinienne et arabe, de manière générale, imprégnait déjà l’opinion publique israélienne des années 1990-2000, avec des réponses en grande majorité positives enregistrées lors de sondages concernant la question du transfert (déportation) des populations arabes hors d’Israël.
Brauman a, par la suite, rappelé les travaux de Tzevtan Todorov sur les mémoires analogique et littérale. La première repose ainsi sur des représentations continues lorsque la deuxième se base sur des symboles linguistiques spécifiques. C’est bien la mémoire littérale qu’Israël s’emploie à cultiver. Ainsi, cette mémoire est notamment fondée non pas sur le rejet de la souffrance du nazisme, comme nous pourrions le penser, mais plutôt sur l’idée que personne n’a rien fait pour aider les Juifs lors de leur extermination durant l’Holocauste. Israël entretient donc une mémoire de reproduction et littérale qui occulte l’Histoire et transmet un sentiment d’appartenance victimaire basée sur la peur de l’autre (surtout des Arabes) à chaque nouvelle génération israélienne.
L’ancien directeur de Médecins Sans Frontières (MSF) souligne également que sa position sur le devant de la scène en tant que promoteur des idées et revendications de penseurs/penseuses critiques pro palestinien.e.s, a commencé après la deuxième intifada à la fin de l’année 2000. Celui-ci avait en effet cosigné un texte du philosophe Daniel Bensaïd en compagnie de 36 autres penseurs/penseuses ou militant.e.s de confession juive, qui pour la première fois accordaient leur soutien à la cause palestinienne en revendiquant leur identité juive. Ce positionnement se voulait opposé à la déclaration du président du CRIF de l’époque, après la tuerie sur l’esplanade des mosquées, qui avait rappelé le soutien inconditionnel des Juifs de France à Israël. En disant cela, le président a renouvelé un amalgame toujours aussi actuel et dangereux, à savoir l’assimilation de la diaspora juive à la population israélienne.
Concernant la marche organisée à Paris le 9 octobre 2023, Brauman n’a pas souhaité y participer. En effet, il avoue ne pas avoir supporté le climat d’injonction à dénoncer les crimes du Hamas qui sévissait dans l’après 7 octobre en France. Ainsi, Il ajoute qu’en tant que juif, il ne s’est pas senti isolé après ces évènements. En cela, Il met notamment en avant sa consternation en parallèle d’anciennes exactions israéliennes : en 2018 lors des marches du retour lorsque les snipers israéliens tuaient et mutilaient de simples enfants et adolescent.e.s armés de pierres ; ou bien encore en 2014 lors des bombardements orchestrés par Israël sur Gaza, certains civils israéliens allant piqueniquer sur les hauteurs alentours pour observer les massacres et des manifestations de Juifs à Paris appelant à plus de bombes… C’est à ces moments-là que Rony Brauman s’est plutôt senti seul.
Finalement, après une question posée par l’assistance, il a déclaré être favorable à l’emploi du terme de “génocide” pour qualifier la politique israélienne. S’il trouve les comparaisons avec l’Holocauste maladroites, il reconnaît néanmoins la pertinence de l’utilisation du terme. De fait, celui-ci possède une connotation forte lui octroyant une fonction de levier politique et juridique très efficace.
Chevaux Roméo
Sicot Ludovic
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