L’action de l’OTAN en Afghanistan, examinée sous l’angle de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité (FPS), a mis en avant l’efficacité opérationnelle au détriment d’une réelle inclusion des femmes. Ce deuxième article démontre en quoi la création des Female Engagement Teams en est un exemple aux conséquences désastreuses, en particulier pour les femmes afghanes.
Le premier article de cette série a mis en avant les déficiences de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité (FPS) et celle de l’interprétation établie par l’OTAN au travers de son approche stratégique. Le programme originel repose effectivement principalement sur des idées essentialistes minimisant le rôle des femmes dans les conflits et, par conséquent, participe à les réduire à un rôle de victimes intrinsèquement pacifiques (c’est pourtant précisément ce qu’il aspire à combattre). Sur le papier, les textes sont bel et bien ambitieux, mais ils manquent de prendre en compte les dynamiques de pouvoir et les structures patriarcales qui sous-tendent le champ de la paix et de la sécurité internationales. L’article a alors avancé que, sans grande surprise, l’ONU peine à mettre en œuvre une réelle égalité des genres dans ses processus d’élaboration et de maintien de la paix. De même, l’OTAN, parce que son efficacité opérationnelle prime, éprouve des difficultés à mettre en œuvre les discours en faveur de l’égalité des genres dans ses opérations. La diversité (c’est-à-dire l’inclusion des femmes) est en fait utilisée pour être plus efficace, et non pour introduire une paix durable.
Mais quelles sont les conséquences concrètes de ces défaillances sur le terrain ? Ce sera l’objet de ce deuxième article, consacré à l’analyse de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), puis de la mission « Resolute Support » de l’OTAN en Afghanistan.
Recontextualisation historique : pourquoi intervenir en Afghanistan ?
L’intervention soviétique en Afghanistan, débutée en 1979 pour soutenir le gouvernement communiste pro-soviétique contre des factions rebelles, déclenche une guerre de résistance. Les États-Unis, l’Arabie Saoudite et d’autre pays soutiennent les rebelles, menant à une guérilla alimentée par des rivalités régionales et la Guerre froide. Les Soviétiques se retirent en 1989, laissant l’Afghanistan dans un chaos qui aboutit à une guerre civile brutale1.
Durant cette période, les talibans, des « étudiants » en théologie soutenus par l’armée pakistanaise, émergent et prennent le contrôle la majeure partie du pays en 1996. Ils instaurent un régime autoritaire ; l’Afghanistan devient un État islamique régi par une interprétation stricte de la charia et caractérisé par des violations des droits de l’humain, dont l’oppression des femmes2.
Leur règne est néanmoins perturbé par des événements internationaux : après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis décident de lancer une offensive en Afghanistan contre les talibans, accusés d’avoir laissé une libre utilisation de leur territoire à Al-Qaïda3.
De l’intervention militaire américaine à l’intervention de l’OTAN
L’opération américaine « Enduring Freedom » est lancée en octobre 2001, soutenue par l’OTAN et d’autres nations alliées. Dès le 11 décembre 2001, le régime est renversé, mais ce n’est pas la fin de l’intervention militaire pour autant.
En parallèle, le 20 décembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 1386 et vote, sur la base du Chapitre VII de sa Charte, la création de la FIAS. Le Conseil :
« Autorise, comme prévu à l’annexe I de l’Accord de Bonn, la constitution pour six mois d’une force internationale d’assistance à la sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire afghane et le personnel des Nations Unies puissent travailler dans un environnement sûr ;
[…]
Autorise les États Membres qui participent à la Force internationale d’assistance à la sécurité à prendre toutes les mesures nécessaires à l’exécution du mandat de celle-ci »4.
Le 13 octobre 2003, l’OTAN prend le commandement de la FIAS conformément à la résolution 1510, qui prolonge le mandat de la Force internationale tout en limitant strictement ses opérations à la région de Kaboul pour une période de six mois5.
Petit à petit, la FIAS et l’opération « Enduring Freedom » se confondent. Le 15 janvier 2015, avec le gouvernement du gouvernement afghan et la résolution 2189 du Conseil de sécurité de l’ONU, elles sont remplacées par la mission « Resolute Support » (RSM)6.
Le 29 février 2020, les États-Unis et les talibans concluent un accord : le retrait des troupes américaines (d’ici mai 2021) est conditionné à l’engagement des talibans à empêcher tout groupe djihadiste d’utiliser l’Afghanistan comme base pour planifier des attaques contre les États-Unis et leurs alliés7. En avril 2021, Joe Biden, alors fraichement élu à la Maison Blanche, annonce le départ progressif des troupes américaines et de l’OTAN avant la date symbolique du 11 septembre 20218.
Le départ des troupes occidentales se déroule dans un désordre complet en août 2021 et laissent de nouveau le pays aux mains des talibans9.
Les femmes, la FIAS et la RSM
Le 22 avril 2015, Marriët Schuurman, alors représentante spéciale FPS du secrétaire général de l’OTAN affirme que la paix et la sécurité ne peuvent être préservées sans la pleine participation des femmes à tous les aspects de la vie en société10.
En réalité, en Afghanistan, l’agenda FPS est davantage utilisé comme un outil de diplomatie publique plutôt que comme un véritable soutien à une représentation accrue des femmes11. Les droits des femmes sont incorporés aux stratégies géopolitiques.
Dès 2001, le discours des États-Unis, puis de l’OTAN justifiant l’intervention militaire en Afghanistan, est véritablement genré : les États-Unis (et plus globalement, l’Occident), présentés comme le héros « civilisé, vertueux, juste et pacifique », occupent une position hégémonique masculinisée, tandis que les talibans, « méchants » masculinisés subordonnés, sont décrits comme « non-civilisés, cruels, injustes et violents ». Tous les « autres » sont féminisés, innocents et incapables de se protéger12.
Dans ce schéma de protection masculiniste, la subordination n’est pas une soumission mais « il s’agit plutôt d’une démarche volontaire, avec l’expression d’une adoration pour le protecteur »13. En conséquence, les femmes afghanes sont perçues comme des victimes nécessitant assistance14.
L’émancipation des femmes afghanes complète alors la justification initiale selon laquelle l’intervention serait une action défensive nécessaire pour protéger le peuple américain (également féminisé dans une logique de protection masculiniste similaire) à la suite des attaques du 11 septembre15. Pour défendre la « civilisation universelle », il faut sauver les femmes.
Les Female Engagement Teams (FET) sont alors mises en place pour interagir avec les femmes afghanes (les forces occidentales ont jusqu’ici eu affaire uniquement à des hommes)16. Les femmes deviennent un avantage non seulement dans la rhétorique, mais aussi dans la doctrine et la pratique de la contre-insurrection17. Les FET reflètent alors la notion essentialiste des femmes pacifiques et instrumentalisent le genre comme un « nouvel atout stratégique » permettant aux femmes de s’engager dans le récit protectionniste masculiniste post-11 septembre18.
Dans ces équipes exclusivement composées de femmes, l’accent n’est pas mis sur la force physique, mais sur la « conquête des cœurs et des esprits en renforçant les capacités centrées sur la population »19. La contre-insurrection, parce qu’elle repose sur la population, engendre une nouvelle forme de masculinité dans laquelle la virilité est amoindrie. L’objectif est d’assurer la sécurité, de repérer les besoins, de simplifier les procédures civiles, créer des réseaux et mobiliser les gens20.
En temps de guerre, la catégorie des civils est traditionnellement assimilée au féminin. L’expression « femmes et enfants » est employée pour désigner ceux qui ne sont pas impliqués dans les combats et leur confère un statut civil associé à l’innocence et à la vulnérabilité21. Cependant, dans le contexte de la contre-insurrection, les populations civiles sont perçues comme des groupes susceptibles d’être influencés. Elles sont désormais « ciblées » ; les maisons, les écoles et les hôpitaux deviennent de zones potentielles de conflit. C’est donc au sien des foyers que les FET trouvent leur principale « cible » : les femmes afghanes22.
Les connaissances culturelles sont alors jugées essentielles. Cette « sensibilité culturelle » apparaît alors comme la principale justification du déploiement d’un plus grand nombre de femmes en tant que « praticiennes » ; les femmes ne sont pas considérées comme un élément essentiel de la contre-insurrection23. Dans la doctrine de la contre-insurrection, les femmes afghanes ne peuvent être que des victimes manipulées. De leur côté, les femmes militaires occidentales ne sont pas considérées comme des « soldats » à part entière. Leur rôle est subordonné à leur valeur en tant que femmes : les FET doivent être « rattachées » à des unités masculines24. C’est « l’une des ironies des FET que les femmes soldats […] doivent toujours être escortées par des hommes, tout comme les femmes afghanes »25.
Dans l’ensemble, l’identification du métier de soldat à une activité masculine reste forte : les femmes soldats sont sujettes à des inégalités flagrantes en termes de genre26. Les réunions que les FET organisent avec les femmes locales n’ont pas seulement pour but de distribuer des fournitures scolaires et des médicaments, de boire du thé et de faire la conversation, elles permettent aussi, dans l’idéal, d’obtenir des informations sur le village, les griefs locaux et les talibans27. Au-delà de leurs importantes capacités de collecte d’informations, les FET sont également censées apaiser l’atmosphère générale, perçues très différemment de leurs homologues masculins par la population locale. Mais leur efficacité est davantage limitée par les commandants américains et occidentaux que par les Afghans patriarcaux. Elles ne doivent donc pas être considérées comme représentant une nouvelle ère pour les femmes dans l’armée28. Elles sont conceptualisées comme un complément nécessaire aux buts et objectifs de la contre-insurrection : leur « corps sexué devient un complément ou un accessoire nécessaire, voire souhaité, dans une guerre asymétrique »29.
L’Afghanistan aujourd’hui
Le nombre de personnes nécessitant une assistance a fortement augmenté en Afghanistan selon les Nations Unies, passant de 18,4 millions en 2022 à près de 29 millions en août 2023. L’OMS alerte sur le manque d’accès aux soins médicaux et à la nourriture, mettant en danger des millions de personnes, dont 2,3 millions d’enfants menacés par la faim30.
En raison de l’isolement international et des sanctions financières suite à la prise de pouvoir par les talibans, en novembre 2023, le programme d’aide humanitaire de l’ONU n’a reçu que 34,8 % de son financement31. La population afghane fait face à une répression brutale, avec des violations flagrantes des droits de l’humain, une liberté d’expression restreinte et des persécutions religieuses.
Les talibans marginalisent les minorités religieuses, pratiquent des exécutions et des châtiments corporels en public, alimentant une crise humanitaire et des violations des droits de l’humain sans précédent32.
La condition des femmes afghanes depuis 2021
Les talibans ont durci les restrictions imposées aux femmes et aux filles, les plongeant dans un état de discrimination systématique malgré les promesses répétées de protection des droits des femmes dans le cadre de la charia33. Les décrets successifs ont progressivement effacé leur présence de la vie publique et sapé leurs droits fondamentaux. Amnesty International et la Cour Internationale de Justice (CIJ) ont envisagé que ces restrictions draconiennes pourraient constituer le crime contre l’humanité de persécution fondée sur le sexe34.
En premier lieu, les femmes ont été exclues des postes clés au sein du Cabinet de l’administration de facto, tandis que le ministère des Affaires féminines a été aboli35. Le retrait des femmes des fonctions publiques a également entravé leur capacité à être entendues et à participer aux processus de décision.
Les talibans ont également interdit aux jeunes filles de poursuivre leur éducation, au-delà de la sixième dans un premier temps, puis au-delà de l’enseignement primaire36. En juin 2023, les ONG internationales (comme les programmes dirigés par UNICEF) ont été contraintes de céder leurs programmes éducatifs à des organisations locales. Des milliers de femmes travaillant dans le secteur de l’éducation ont été licenciées en juin et juillet 202337.
Les restrictions sur les déplacements des femmes et leur participation publique ont été renforcées, les empêchant d’accéder à des services essentiels. Après leur arrivée au pouvoir, les talibans ont interdit aux femmes d’occuper la plupart des emplois à l’extérieur de leur domicile, avant d’étendre cette interdiction aux emplois exercés auprès des Nations unies38. Cela a un impact significatif sur la capacité des organisations à fournir notamment l’aide humanitaire.
Les femmes doivent se conformer à des règles strictes concernant leur apparence en public, et de nombreuses entreprises appartenant à des femmes, comme les salons de beauté, ont été fermées à partir de juillet 202339. En mai 2022, les talibans ont décrété que les femmes devraient couvrir leur visage en public et rester chez elles, sauf cas de nécessité. Il leur est aussi interdit d’apparaître seules en public ou de se déplacer sans chaperon masculin sur longue distance. Elles n’ont pas le droit de participer à des activités sportives, ni de se rendre dans les jardins publics et, dans certaines provinces, de se rendre seules au restaurant40.
Enfin, il y a eu une augmentation signalée des mariages forcés et des violences basées sur le genre, avec une impunité croissante pour les auteurs de ces actes. Les talibans ont progressivement démantelé les institutions de soutien aux victimes de violence basée sur le genre, exposant ainsi ces femmes à de nouveaux risques de violence41.
La mise en œuvre de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité par l’OTAN en Afghanistan a révélé une utilisation instrumentalisée de la diversité plutôt qu’une véritable inclusion des femmes. Les Female Engagement Teams en sont un exemple criant, où les femmes ont été mobilisées davantage pour servir les objectifs opérationnels que pour promouvoir une réelle égalité des genres. Cette approche a eu des conséquences dévastatrices sur les femmes afghanes, qui, après le retrait des troupes occidentales en 2021, se retrouvent confrontées à une répression brutale de la part des talibans.
Le discours initial justifiant l’intervention occidentale en Afghanistan reposait sur une rhétorique genrée, présentant les États-Unis et leurs alliés comme des protecteurs civilisés et les talibans comme des barbares. Dans cette vision, les femmes afghanes étaient perçues comme des victimes nécessitant secours, renforçant ainsi l’idée que leur émancipation justifierait l’intervention militaire. Les FET, composées exclusivement de femmes, ont été déployées dans cette perspective, non seulement pour collecter des renseignements, mais aussi pour apaiser les tensions et fournir une façade de féminité à la mission militaire.
Cependant, cette approche essentialiste a ignoré les dynamiques de pouvoir et les structures patriarcales sous-jacentes. Les femmes afghanes ont été réduites à des rôles de victimes ou d’objets de protection. Les conséquences de cette instrumentalisation ont été désastreuses pour les droits des femmes après le retrait des forces occidentales, avec une répression accrue par les talibans, incluant l’interdiction de l’éducation des filles, la limitation des déplacements des femmes et l’effacement de leur présence dans la sphère publique.
En fait, l’approche de l’OTAN en Afghanistan a illustré comment la rhétorique de l’inclusion des femmes peut être détournée pour servir des intérêts politiques et militaires, sans réellement promouvoir l’autonomie et les droits des femmes.
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Le Monde, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/01/guerre-en-afghanistan-retour-sur-vingt-ans-de-presence-americaine_6078741_3210.html
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Les Echos, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/afghanistan-diplomates-et-humanitaires-organisent-lapres-evacuation-1341879
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Ibid, traduction libre.
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Lynne Laastad Dyvik, “Women as ‘Practitioners’ and ‘Targets’”, International Feminist Journal of Politics, 2014, pp. 410-429.
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Laleh Khalili, “Gendered Practices of Counterinsurgency”, Review of International Studies, 2010, pp. 1471-1491, traduction libre.
Amnesty International, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.amnesty.org/fr/location/asia-and-the-pacific/south-asia/afghanistan/report-afghanistan/
Ibid.
Discours prononcé par Nada Al-Nashif, Haute-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme, HDCR, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.ohchr.org/fr/statements/2023/06/afghan-women-suffer-extreme-discrimination-restrictions-and-violence-deputy-high
Amnesty International, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.amnesty.org/fr/location/asia-and-the-pacific/south-asia/afghanistan/report-afghanistan/
ONU Femmes, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.unwomen.org/fr/nouvelles/gros-plan/2022/09/gros-plan-les-femmes-en-afghanistan-un-an-apres-la-prise-de-controle-par-les-taliban
Discours prononcé par Nada Al-Nashif, Haute-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme, HDCR, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.ohchr.org/fr/statements/2023/06/afghan-women-suffer-extreme-discrimination-restrictions-and-violence-deputy-high
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Discours prononcé par Nada Al-Nashif, Haute-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme, HDCR, dernier accès le 15 mai 2024, https://www.ohchr.org/fr/statements/2023/06/afghan-women-suffer-extreme-discrimination-restrictions-and-violence-deputy-high
Crédit photo : OTAN
Couteret Margot
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