L’interprétation de l’égalité de genre par l’OTAN reflète une perspective occidentalo-centrée sur l’émancipation des femmes, focalisée sur la rhétorique de la libération et de la protection. Cet article explore les implications de cette rhétorique souvent déconnectées des réalités locales et des dynamiques de pouvoir réelles. 

Les deux premiers articles de cette série ont mis en évidence les déficiences de l’agenda Femmes, Paix et Sécurité (FPS) ainsi que de l’interprétation de celui-ci par l’OTAN. Nous avons souligné l’essentialisme de ce programme, qui néglige les dynamiques de pouvoir entre les genres. Par la suite, nous avons examiné les conséquences de ces défaillances sur le terrain, marquées par une instrumentalisation de la diversité plutôt que par une véritable intégration des femmes. Nous nous sommes particulièrement penché·e·s sur le cas des Female Engagement Teams (FET) en Afghanistan, qui ont illustré une mobilisation féminine accrue visant à servir des objectifs opérationnels plutôt qu’à promouvoir une réelle égalité des genres. Les conséquences ont été, et restent, dévastatrices pour les femmes afghanes, qui, après le retrait précipité des troupes occidentales en 2021, subissent une répression brutale de la part des talibans.

Nous avons alors relié ces expériences au discours initial justifiant l’intervention occidentale en Afghanistan, basé sur une rhétorique genrée : les États-Unis et leurs alliés étaient présentés comme des protecteurs civilisés, tandis que les talibans étaient dépeints comme des barbares. Les femmes afghanes et la population en général étaient décrites comme des victimes nécessitant secours, renforçant l’idée que leur émancipation justifiait l’intervention militaire. Par ailleurs, les femmes soldats des FET n’étaient pas considérées comme des militaires à part entière et devaient être rattachées à des unités masculines.

Après avoir détaillé la forme de l’approche de l’égalité de genre et les conséquences directes que cela peut avoir, ce troisième et dernier article va s’intéresser à son fond : pourquoi ces arguments sont-ils avancés ? Comment peut-on les comprendre ?

Une rhétorique occidentale propre 

En Afghanistan, le discours de l’OTAN s’est principalement axé sur le démantèlement d’Al-Qaida, l’instauration de la démocratie et la « libération » des femmes. Cette rhétorique traduit la conviction occidentale concernant la barbarie et l’inhumanité de « l’Autre », en l’occurrence les talibans1. Cet argument s’inspire de l’orientalisme, un concept développé par Said en 1978, et commun dans les analyses occidentales de la région. Il consiste à attribuer des caractéristiques immuables aux populations « d’Orient » pour expliquer des contextes et des événements politiques2. Il faut néanmoins souligner que ce concept a reçu des critiques issues de la droite, comme de la gauche, notamment parce qu’il tend à qualifier systématiquement toute tentative occidentale d’étudier d’autres cultures « d’essentialisme occidental quasi-raciste »3. Mais ce concept ne doit pas pour autant être mis de côté : la critique fondamentale de Said sur les cadres politiques et idéologiques de la connaissance reste pertinente aujourd’hui, le discours demeure eurocentré, filtré à travers une perspective occidentale4.

La rhétorique caractéristique de la vision occidentale se caractérise par une combinaison de fanatisme idéologique et d’analphabétisme historique. Elle n’est, d’autre part, pas unique à l’intervention en Afghanistan5. 

À titre d’exemple, en 2003, Tony Blair, alors Premier ministre britannique, exprimait sa certitude que les Iraquiens verraient d’un bon œil la « libération » par les États-Unis et le Royaume-Uni. Il a néanmoins ignoré que l’héritage impérialiste britannique en Irak susciterait en réalité un scepticisme et une animosité. De leur côté, après avoir exprimé des regrets concernant le soutien continu des États-Unis aux régimes autoritaires du Moyen-Orient, les Américains ont demandé aux populations de la région de croire en leurs engagements6.

C’est cette vision qui influence l’administration Bush après le 11 septembre, guidant une orientation idéologique adoptée par diverses institutions occidentales, y compris celles engagées dans la promotion de la « réforme de la gouvernance » mondiale. La Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et la mission « Resolute Support » en héritent ; elle se manifeste particulièrement dans une certaine exaltation de l’Afghanistan des années 19607.

Méconnaissance et incompréhension de la formation étatique afghane

Selon Anatol Lieven, l’incapacité de l’Occident à instaurer un nouvel ordre en Afghanistan après 2001 trouve son origine dans son manque de compréhension de la relation conflictuelle des Afghans, en particulier des Pachtounes, avec l’État8. Cela a ensuite conduit à un refus de reconnaître que, étant donné l’histoire chaotique et la chute des États afghans, les talibans étaient peut-être l’option la moins mauvaise pour établir un État. Il souligne cependant que ce choix n’était pas idéal, mais plutôt préférable aux alternatives disponibles9.

La plupart des analyses occidentales examinent l’inefficacité du projet occidental visant à bâtir un État en Afghanistan après 2001, mais elles ne parviennent pas à saisir le rejet inné du pouvoir étatique par les Pachtounes des zones rurales10. Le rejet de la loi et de l’autorité de l’État est profondément ancré, non seulement à cause des échecs récents et de l’influence occidentale, mais aussi en raison des souvenirs de l’oppression de l’État et du conflit entre l’autorité de l’État moderne et la tradition pachtoune. Les tribus pachtounes11 ne rejettent pas systématiquement l’autorité de l’État en soi, mais elles s’opposent à des formes de gouvernement spécifiques : celles qui n’ont pas de légitimité traditionnelle ou religieuse, celles qui obligent à payer trop d’impôts, celles qui tentent de changer rapidement leur vie, leur société et leurs traditions.12

En pratique, le refus de l’État s’est souvent traduit par un rejet total de l’État moderne : ces États ont besoin de taxes pour progresser mais ils ont du mal à respecter la tradition et ils cherchent par nature à changer la société. Les sociétés occidentales peinent à se remémorer la violence considérable des États dans le passé, notamment au cours de leur émergence13.

La préoccupation première pour la sécurité personnelle aggrave cette incompréhension en restreignant les déplacements des représentants occidentaux hors des capitales. Leur méconnaissance des sociétés concernées les pousse à mettre en place des programmes dans des contextes qu’ils n’ont pas étudiés14. Le déni de l’importance des histoires et des traditions locales est en partie lié au fonctionnement des bureaucraties occidentales, lesquelles privilégient des modèles universels15. Ces initiatives finissent par être largement déconnectées de la réalité locale et, par conséquent, peu susceptibles de réussir, même de manière limitée16. 

  

Orientalisme médiatique et « libération » des femmes afghanes

Cette vision orientaliste est particulièrement patente dans les discours médiatiques. Peu après l’invasion de l’Afghanistan en 2001, l’émancipation des femmes afghanes est devenue la raison principale avancée par l’administration américaine pour justifier la guerre. Ainsi, Saumava Mitra lie discours médiatique et la symbolisation des femmes afghanes en tant que victimes nécessitant d’être libérées par les puissances militaires occidentales17. 

Les analyses des médias occidentaux mettant en avant la répression des femmes ont contribué à CE discours orientaliste : dans le cadre du processus d’« embedding », les journalistes étaient fréquemment intégrés aux groupes de soldats en Afghanistan, ce qui signifiait que leur collecte d’informations et leurs représentations visuelles de la guerre étaient supervisées et contrôlées. Cette situation a de fait influencé la manière dont ils ont façonné leurs récits, ensuite transmis aux autorités politiques et militaires18.

Les reportages ont fait de la répression des femmes afghanes la pièce maîtresse de la rhétorique politique et médiatique sur l’Afghanistan19. Les stéréotypes décrivant les femmes afghanes comme faibles, dépendantes, vulnérables, passives et contraintes de porter le voile ont été largement répandus. La burqa est devenue le principal symbole de l’oppression des femmes et de tous les Afghans20.

Et si les femmes afghanes n’avaient pas besoin d’être « sauvées » ?

Bien que la présence militaire ait potentiellement favorisé l’amélioration du statut des femmes afghanes, elle n’a jamais été envisagée comme une solution pérenne pour assurer leur protection à long terme21. Les défis auxquels font face les femmes afghanes ne se limitent pas au régime taliban, et un simple changement de gouvernement ne résoudrait pas tous les problèmes. Même sous le gouvernement soutenu par les États-Unis, les femmes afghanes ont fait face à des défis significatifs, notamment en ce qui concerne la violence à leur égard22.

Mais alors, pourquoi les programmes d’aide mis en place n’ont-ils eu qu’un impact limité ? 

Tout simplement parce que les femmes afghanes ont été écartées de ces processus pourtant censés promouvoir leur autonomie et leurs droits23. 

Et c’est en ce point que réside le plus gros paradoxe de l’approche FPS en Afghanistan. 

Dans le discours justificateur des forces occidentales, c’est bel et bien l’instrumentalisation des principes de l’égalité de genre de l’agenda FPS qui permet l’exploitation du « sauvetage » et de la « libération » des femmes afghanes. Les femmes sont, certes, davantage incluses dans la construction et la consolidation de la paix, mais il s’agit principalement de femmes occidentales. Rappelons notamment que l’introduction des FET dans la FIAS, puis dans la RSM de l’OTAN a principalement servi de levier de diplomatie publique, plutôt que de véritablement promouvoir une plus grande représentation féminine24. 

En plus d’intégrer les droits des femmes aux stratégies géopolitiques, ce processus a renforcé l’image occidentaliste des femmes afghanes en les présentant comme dépendantes de cette assistante étrangère pour modeler leur destin. 

En fait, l’aide liée à la promotion de l’égalité des sexes est confrontée aux mêmes défis que la programmation générale : « corruption, mauvaise planification, […] inefficacité et manque de coordination entre les acteurs de l’aide internationale et nationale »25.  Mais elle repose aussi sur une stratégie visant à transformer les « femmes afghanes traditionnelles, non éduquées et politiquement étranglées en femmes modernes, industrieuses et politiquement active »26. Tout ça conformément aux normes libérales de construction de la paix grâce à une intervention extérieure et des réformes financières occidentales. Maliha Chisti qualifie cette « voie singulière » d’« hyper-masculine » parce que « le cadre de soutien et de protection des droits et libertés des femmes repose sur le même appareil militaire qui a tué et blessé des milliers d’Afghans »27. 

Ce parti pris libéral des programmes repose donc sur des normes occidentales et participe ainsi à leur réputation « en tant qu’agenda impérialiste et étranger »28. Et cela ne se fait sans conséquence : en mars 2015, le meurtre violent de Farkhunda Malikzada29 met en lumière l’incapacité à décentraliser l’autorité et l’expertise occidentales dans les discussions sur les droits des femmes et les relations hommes-femmes. Lorsque l’on soupçonne qu’elles sont associées aux initiatives occidentales pour défendre les droits des femmes, les Afghanes sont confrontées à des accusations véhémentes d’ingérence étrangère30.

Les véritables changements sociaux ne peuvent être imposés par des présences étrangères : dans un article pour The Diplomat, Sasha Kassam souligne l’importance d’une transition vers des initiatives dirigées et possédées par les femmes afghanes31. 

Comprendre et respecter les valeurs culturelles locales, même si elles vont à l’encontre des normes internationales, est donc primordial et nécessite une approche nuancée que seules les femmes afghanes peuvent fournir.  Dès lors, l’idée de « sauver » ou « libérer » les femmes afghanes en leur imposant des valeurs étrangères (occidentales) semble paternaliste et contre-productive32. Dirigées par les Afghanes elles-mêmes, ces initiatives seraient mieux adaptées à leur contexte social, culturel et historique unique. Elles seraient plus amènes à répondre à leurs besoins et susceptibles d’avoir, par conséquent, un impact davantage positif.

L’approche de l’OTAN concernant l’égalité de genre illustre une perspective profondément occidentalo-centrée sur l’émancipation des femmes. Cette vision, souvent dissociée des conditions locales, se manifeste à travers un discours qui justifie l’intervention militaire sous prétexte de libération féminine. 

En orientant leur action autour de notions occidentales d’émancipation et de protection, les initiatives de l’OTAN ont souvent ignoré les voix et les perspectives des femmes afghanes, les réduisant à des victimes nécessitant secours plutôt qu’actrices de leur propre destin. Ce paternalisme a non seulement échoué à instaurer des changements durables, mais a aussi renforcé une image stéréotypée et simplifiée des femmes afghanes. Cela a contribué à perpétuer des déséquilibres de pouvoir et à créer des incompréhensions envers, mais aussi depuis, l’Occident.

Pour véritablement promouvoir l’égalité de genre et soutenir les droits des femmes, il est essentiel de reconnaître et de respecter les contextes culturels, sociaux et historiques spécifiques. Cela nécessite une approche plus nuancée, dirigée par les femmes locales elles-mêmes, afin de répondre efficacement à leurs besoins et de favoriser un réel progrès vers l’autonomie et la justice sociale. En définitive, une révision critique de l’approche occidentale de l’égalité de genre par l’OTAN est indispensable pour éviter les erreurs du passé et œuvrer véritablement pour un changement positif et durable.

 

1. Anatol Lieven, Responsible Statecraft, dernier accès le 13 juin 2024, https://responsiblestatecraft.org/2021/09/28/has-neo-orientalism-killed-our-ability-to-sense-the-limits-of-western-global-influence/. 

2. Nasser Rabbat, “The Hidden Hand: Edward Said’s Orientalism and Architectural History”, Journal of the Society of Architectural History, 2018, p. 388-396.

3. Anatol Lieven, Responsible Statecraft, dernier accès le 13 juin 2024, https://responsiblestatecraft.org/2021/09/28/has-neo-orientalism-killed-our-ability-to-sense-the-limits-of-western-global-influence/, traduction libre. 

4. Nasser Rabbat, “The Hidden Hand: Edward Said’s Orientalism and Architectural History”, Journal of the Society of Architectural History, 2018, p. 388-396.

5. Anatol Lieven, Responsible Statecraft, dernier accès le 13 juin 2024, https://responsiblestatecraft.org/2021/09/28/has-neo-orientalism-killed-our-ability-to-sense-the-limits-of-western-global-influence/. 

6. Ibid. 

7. Ibid. 

8. Anatol Lieven, “An Afghan Tragedy: The Pashtuns, The Taliban and the State”, Survival, 2021, p. 7-36. 

9. Ibid.

10. Ibid.

11. Ibid.

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Anatol Lieven, Responsible Statecraft, dernier accès le 13 juin 2024, https://responsiblestatecraft.org/2021/09/28/has-neo-orientalism-killed-our-ability-to-sense-the-limits-of-western-global-influence/. 

16. Anatol Lieven, “An Afghan Tragedy: The Pashtuns, The Taliban and the State”, Survival, 2021, p. 7-36.

17. Saumava Mitra, “‘Picturing Afghan Women’ for Western Audiences: The Afghan perspective”, Journalism, p. 800-820.

18. Ibid.

 19. Maliha Chisti, “The Pull to the Liberal Public: Gender, Orientalism, and Peace Building in Afghanistan”, Journal of Women in Culture & Society, 2020, pp. 581-604.

20. Saumava Mitra, “‘Picturing Afghan Women’ for Western Audiences: The Afghan perspective”, Journalism, p. 800-820.. 

21. Ibid.

22. ONU, S/2021/312, 2021

23. Sasha Kassam, The Diplomat, dernier accès le 13 juin 2024, https://thediplomat.com/2022/03/the-limits-of-foreign-intervention-in-promoting-womens-rights-in-afghanistan/. 

24. Katharine Wright, “Telling NATO’s story of Afghanistan: Gender and the alliance’s digital diplomacy”, Media, War & Conflict, 2019, pp. 87-101.

25. Maliha Chisti, “The Pull to the Liberal Public: Gender, Orientalism, and Peace Building in Afghanistan”, Journal of Women in Culture & Society, 2020, pp. 581-604, traduction libre. 

 26. Ibid, traduction libre.

 27. Ibid, traduction libre.

 28. Ibid, traduction libre.

29. BBC, dernier accès le 2à juin 2024, https://www.bbc.com/news/magazine-33810338 

30. Maliha Chisti, “The Pull to the Liberal Public: Gender, Orientalism, and Peace Building in Afghanistan”, Journal of Women in Culture & Society, 2020, pp. 581-604. 

31. Sasha Kassam, The Diplomat, dernier accès le 13 juin 2024, https://thediplomat.com/2022/03/the-limits-of-foreign-intervention-in-promoting-womens-rights-in-afghanistan/.

32. Ibid.

Margot Couteret

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