/ P’tit potager de la paix /
Par les temps qui courent – tels des poulets sans tête, il y a des ouvrages qui sont essentiels pour ne pas se laisser débarquer. Le berceau des dominations, de Dorothé Dussy, est de ceux-ci.
Il y a trois façons d’aborder la tragédie de l’inceste : ne pas en parler; le circonscrire toujours plus à des particularités familiales ou psychologiques, jusqu’à perdre de vue la haute exigence qu’il convoque; ou, partant de là, l’élargir, le déplier encore et encore, en montrant que ce drame familial peut ou doit être le tremplin vers de profondes questions de civilisation(s).
L’inceste est un écrasement. Ecraser signifie aplatir, déformer par pression. Dorothée Dussy montre que l’écrasement de l’enfance (infans, « celui qui ne peut parler »), l’abus sur l’innocence (« ce qui ne nuit pas ») révèle en fait une boucle géante. Celle-ci passe par la culture pour infiltrer les foyers et les corrompre, avant de retourner alimenter le grand cercle des venins qui se transmettent, de générations en générations et étouffent les vivants.
L’écrasement et la domination régissent tant de foyers, comme allant de soi. Cet ordre des choses n’est pas l’exception, il est la règle. Mais aller de soi ne signifie pas inné. Confusion classique. Domination et écrasement ne sont jamais tombés du ciel. Ils ont été appris et enseignés.
A l’origine, le mot famille désigne l’ensemble des terres, esclaves, femmes et enfants soumis au père de famille (Christine Delphy L’ennemi principal. Economie politique du patriarcat). La familia, on l’a oublié, fut donc d’abord un système de domination. Les femmes et les enfants, des ressources, sans voix, sans âme, dont on pouvait disposer.
Une panoplie d’invisibles qu’on pouvait écraser à sa guise en prétendant, de bonne ou de mauvaise foi, n’avoir touché à rien de spécial. Comment, en effet, abîmer ou détruire ce qui n’existe pas vraiment ?
L’inceste est l’un des avatars de cette logique familiale. Il est l’autre nom d’une vieille histoire. Un mot unique, tabou, qui cache un double écrasement séculaire : d’abord, le fantasme narcissique d’un adulte, d’un homme le plus souvent, qui pense avoir le droit de disposer d’un innocent selon son seul bon plaisir; ensuite celui d’une famille qui, alors qu’elle entrevoit ou sait, se soumet et choisit le silence, contre la victime. Ce silence fait disparaître une deuxième fois l’innocent et avec lui son meurtre. Pssht!
La famille se précipite dans le silence parce que, du fond des âges, c’est aussi cela qu’on apprend dans le grand cercle : la peur, se taire. On apprend qu’il faut protéger l’Ordre. Mais quel Ordre ? L’Ordre de celui qui commande. L’Ordre du plus fort. Par faiblesse, on préfère alors tuer avec l’Ordre plutôt que d’être tué par lui. Se taire, c’est tuer aussi.
Celui qui peut faire la différence, mais qui se tait, devient complice du système de domination. Il alimente ce grand cercle qui ne s’arrête jamais, qui part de la culture, pénètre les maisons, viole et déchire l’innocence du monde, impunément. Provoquant alors les dérèglements en chaîne. Les maisons meurtries s’entrainent l’une l’autre, comme des dominos. Individus brisés, famille infestée, dérèglements écologiques (oikos signifie maison en grec), tous errent sur la même boucle. Les extrémités se touchent…
L’écrasement peut prendre une forme brutale ou érotisée. Dans tous les cas il est porteur de mort. Alors, bien sûr, certains incestés exhalent d’étranglement, à petit feu. D’autres traversent le jour qui est devenu la nuit, titubant.
Puis d’autres se relèvent, soumettant courageusement l’aigle noir : les survivants. Ils sont sortis des marécages du silence. Leurs cris, souvent incompris, sont venus déchirer les trames de la domination, les rets de l’écrasement. Entre mourir ou se taire ils ont choisi : parler, dénoncer, dire ce qui ne peut être dit. A la trame de la domination, ils en opposent une autre, une nouvelle, puissante : celle de la révolte. Désordre salutaire. Refus de ce que commande l’Ordre dominant, dévorant. Volte-face. Désobéissance vitale contre les marches funèbres forcées des visages muselés.
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? écrit Camus. Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, ils ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement » (L’Homme révolté). La révolte est cet instinct qui pousse un grand cri, un grand « Non ! », qui reconvoque le souffle, rappelle la vie, l’humanité en soi – autour de soi. Une prodigieuse exigence. Les survivants et ceux qui les entendent viennent nous rappeler ce « nous » sans lequel aucun « je » n’est possible. Ils nous rappellent qu’un ordre dominant est une contradiction dans les termes. Ils nous rappellent que la loi du plus fort n’a jamais raison. Ils nous racontent que protéger les innocents contre les écraseurs d’âme, refuser le poison des silences complices, c’est continuer à construire le monde, plutôt que contribuer à le défaire. C’est, pour le dire plus simplement, soutenir la vie plutôt que propager la mort.
L’ordre incestueux et le cercle des dominations traversent les âges, nous reconduisant toujours au bord de précipices. L’instinct de révolte lui survit, envers et contre tout. Ainsi, quelle que soit la fin de l’histoire, le meurtre et le silence complice n’auront pas eu tout fait le dernier mot. Et tout n’aura pas été perdu. Puissent nos maisons devenir les berceaux de la révolte, en attendant. Antigone mourra avec le dernier Homme
Hervé Narainsamy