Sahara occidental – Histoire et dignité – Aperçus d’une mission civile d’observation 2019[1].

 

« Nous vivons ici la seconde crise de réfugiés la plus ancienne. La particularité, c’est qu’il s’agit de l’unique déplacement forcé de la mer vers le désert. Personne ne vient chercher la vie dans le désert. Dans tous les textes fondateurs, le désert est perçu comme invivable ». M. Buhabeini, président du Croissant rouge sahraoui, est grave. « Pour nous aussi, ce désert, dans ces conditions, est invivable ! » Comment diable ces dizaines de milliers de personnes, plongées ici dans une adversité indicible, ont-elles été amenées à vivre un projet commun : la naissance d’un peuple qui cherche à recouvrer un territoire perdu ?


 Les oasis sont rares. Ça plombe sec en plein mois d’octobre. Au loin, une famille nomade organise son campement temporaire. Leurs dizaines de chèvres se délectent de quelques rares acacias. Pour le reste rien. Une terre sèche et nue, rousse. Bachar sent la piste, invisible au profane. Depuis un dernier checkpoint algérien, il guide le convoi sur ce bout de terre plat et aride. Au volant de sa Land Rover du Protocol[2], il suit sa boussole intérieure, celle de son peuple, depuis des kilomètres au travers de rien. Rien ? Non. Dans l’air flotte une émotion, une joie intense qui n’apaise pas la colère. Vitres baissées, les louanges et les doigts de la victoire, fiers et dressés, s’échangent chaleureusement dès qu’on foule les premiers ares du sol libre. Plus loin, lorsqu’apparaît très vite le relief du mur de sable fortifié, ce sont les grimaces et les jurons en hassanya, le dialecte qui a progressivement uni les Sahraouis par la langue. L’horizon du territoire national est coupé. En face, au-delà du champ aveugle de mines sournoises, on distingue clairement un jeune planton marocain. Il avertit son officier dans la guérite de notre présence. Dans ses jumelles, nous sommes les « terroristes ».

Décolonisation ? La guerre !

En 1965 déjà, l’Assemblée générale de l’ONU encourageait la puissance administrante, l’Espagne, le colonisateur en l’espèce, à organiser un référendum d’autodétermination dans l’optique de sortir la région de la domination coloniale. Juste après la mort du caudillo M. F. Franco, les accords trilatéraux de Madrid sont signés en 1975[3], sans aucune consultation des habitants. L’Espagne se retire et abandonne les territoires à la Mauritanie et au Maroc. Dans un contexte mondial de décolonisation très avancé, les populations résistent et s’insurgent. Elles s’appuient sur le droit international[4]. La guerre est déclenchée. Épuisée, la Mauritanie renonce en 1979 et le Maroc s’empresse d’étendre son contrôle sur le territoire conquis. En plusieurs phases, un mur de sable fortifié et militarisé cloisonne le territoire conquis.

Jusqu’au cessez-le-feu de 1991, l’invasion puis l’occupation des territoires qu’ils habitaient ont contraint les habitants des régions sahraouies à chercher asile. C’est la république socialiste algérienne, non-alignée, adversaire politique du Royaume du Maroc, qui leur a concédé une petite portion de territoire désolé et une aide inconditionnelle. Derrière Tindouf. Ils s’y sont progressivement organisés en relative autonomie dans six camps, baptisés selon les toponymes des villes perdues[5].

Au sens du Droit international, la souveraineté n’a jamais été transmise à l’occupant marocain. En 1975 déjà, la Cour Internationale de Justice arrêtait que les cas particuliers de liens vassaliques ancestraux ne permettaient pas de fonder un droit de souveraineté du Royaume du Maroc sur le Sahara-Occidental. Elle reconnaissait aussi la légitimité et la représentativité du Front Polisario[6], constitué en 1973. En prenant les armes et en fondant la RASD[7] en 1976, le Polisario entend incarner le droit à la détermination du peuple sahraoui sur ce territoire demeuré non-autonome. Ce que lui refuse la réponse marocaine qui présente le même mouvement comme un mouvement de sécession instrumentalisé politiquement par l’Algérie. La guerre est chaude jusque 1991. Territoire occupé.

Aujourd’hui, la République sahraouie, d’inspiration socialiste, exerce le pouvoir sur 20% du territoire du Sahara occidental, un désert sans ressources. La partie « peu utile » dit-on du seul point de vue économique. Il faut pourtant vivre la vibration des soldats qui nous escortent et des citoyens sahraouis lorsqu’ils respirent l’air du territoire « libéré ». Sacré. Le chameau à la braise et la cérémonie du thé sont alors une fête du sens, de l’appartenance au sol, de l’identité collective.

Le Mirage du néo-colonialisme ?

Dans la cour du Musée de la Résistance, dont la vertu pédagogique est aussi de fonder une mémoire nationale, un Mirage français s’émiette au vent et au sable. Abattu durant la guerre, on peut de près toucher l’ingénieuse fragilité de sa conception : fibres, toiles, cartons. Le souvenir érodé d’un soutien violent, la trace d’une colonialité dans un état de délabrement. Les Jaguar français hantent encore la mentalité collective. Entre 1977 et 1980, pour leur baptême du feu, ces autres avions de combat semaient la mort sur les champs de bataille. Sur la terre qu’ils aiment, les soldats du Polisario étaient mobiles, rapides, furtifs. Venant du ciel, le stratège-colonisateur régional venait mortellement leur rappeler la piqûre de la supériorité technique de la puissance industrielle, en appui des supplétifs tactiques, mauritaniens et marocains. La vaniteuse démonstration de la Modernité, l’arrogante prétention dominatrice à la Civilisation. Les Droits humains, inscrits dans les Constitutions françaises successives ou les textes onusiens, n’avaient-ils donc pas cours quand il s’agissait de maintenir un hasardeux ordre postcolonial ? Les combattants sahraouis représentaient au demeurant peu de prix en comparaison des coopérants français et aux routes d’acheminement du minerai de fer. Realpolitik oblige ?

Un référendum, quel référendum ?

En 1991, les parties belligérantes s’entendent sous le patronage des Nations Unies pour convenir d’un cessez-le-feu et l’organisation d’un référendum sur la question de l’indépendance. Depuis, les armes à feu se sont effectivement tues. Pourtant aujourd’hui, la caravane de la paix semble passée il y a bien longtemps. Garante de l’organisation du référendum, la MINURSO[8] est fréquemment perçue en 2019 comme instrument et responsable de l’inertie. L’attentisme politique aurait fait le jeu du Maroc qui parvient à faire fructifier le statu quo. Conquis par la force militaire et l’installation de populations choisies, le territoire est devenu colonie de peuplement. On compterait aujourd’hui jusqu’à cinq habitants implantés par le Maroc pour un habitant sahraoui. Avec le temps, la solution du référendum semble devenue inextricable. À tel point que lorsqu’il est évoqué, les officiels marocains opposent l’argument des progrès « démocratiques » du royaume. Et brandissent le taux de participation aux élections des populations installées. Il faudrait donc selon cette partie organiser le référendum sur la base des personnes domiciliées à présent sur le territoire sahraoui.

Impensable selon les officiels de la RASD qui s’appuient sur le texte légal : le « peuple » sahraoui qui doit s’exprimer souverainement serait composé des personnes effectivement établies en 1991, avant les établissements importants des nouveaux résidents encouragés et subventionnés par le Maroc. On comprend que le temps et la politique démographique jouent en faveur de l’occupant qui les a mis à profit pour intégrer progressivement le Sahara de facto dans son espace de souveraineté. Il y exerce aujourd’hui une pression forte sur les journalistes établis et les militants de la cause sahraouie. Aujourd’hui, en 2020, le royaume refuse d’ailleurs systématiquement que le mandat de la MINURSO incorpore une fonction d’observation du respect des droits humains en territoire non autonome[9]. Les violations sont relatées en quantité[10].

Géopolitique. Déséquilibre des soutiens.

Les alliés du Royaume marocain sont puissants et construits fréquentables dans les couloirs de la diplomatie onusienne et européenne. Ses nombreux avocats y débitent un battage très important de lobbying vers le personnel politique international et les entreprises médiatiques. Identifiée par nos interlocuteurs comme empêcheuse de solution numéro un, la France. Les liens économiques, officiels et privés, refondés au départ des traités bilatéraux de la décolonisation engagent des contrats faramineux. Les ressources, le marché immobilier, le tourisme, les contrats de travail, le marché de la résidence secondaire et de la retraite au soleil pas cher, etc. Les nœuds étroits de l’intérêt trouvent alors dans le statu quo une situation favorable que menacerait une discussion ouverte construite au départ des valeurs officielles. Selon les amis européens de la cause sahraouie, les représentants influents de la République déploient beaucoup d’énergie diplomatique contre les initiatives de placer le dossier à l’ordre du jour des débats parlementaires et médiatiques.Le peuple sahraoui s’est constitué, s’est politisé. Il existe. La RASD est l’interlocutrice des institutions européennes, des États, de l’ONU. Pour appuyer la cause sahraouie, elle pouvait aussi compter sur des soutiens costauds, historiquement actifs dans le non-alignement. Les plus importants sont aujourd’hui fragilisés sur les scènes intérieure et internationale. Dans les témoignages recueillis dans les camps, M. Khadafi représente une figure d’espoir avorté. Sans naïveté aucun sur les ambivalences de l’ex-président lybien qui construisait son autorité sur une ligne panafricaniste, personne ici n’a pardonné son assassinat en 2011 sous caution des puissances européennes qui barguignaient avec lui quelques mois auparavant. L’Algérie demeure en conflit politique, idéologique et mémoriel avec l’UE et n’y exerce que peu d’influence. Cuba ne peut plus grand-chose cernée sur son île. C’est peut-être au travers de l’Union africaine que la voix très isolée de la RASD parvient à se faufiler quelque peu. Autour du couscous traditionnel, Mohammed Salah revenait d’Addis-Abeba. Il nous racontait les tours ingénieux de passe-passe qu’il y invente pour éviter les contrefeux de l’adversaire. Quelques parlementaires européens tentent aussi de réunir un groupe de travail pour tenter de faire remonter l’enjeu. C’est peu de choses. Trop peu pour mobiliser l’opinion publique européenne surinformée et divertie.

Le contexte est brouillé. La cause sahraouie navigue bien en-deçà des lignes sensibles de flottaison politique. Invisible. Quelques dizaines de milliers de personnes concernées. On comprend que l’Union européenne a beaucoup à perdre à s’exposer et s’immiscer entre les intérêts particuliers des acteurs directs. Quand la Cour de justice de l’Union européenne conclut à l’illégalité des accords commerciaux qui reposent sur une violation du Droit, l’institution s’empresse alors de redéfinir la transgression dans des mots plus mondains, plus acceptables, plus de bois. Alors le dossier repart en-dessous de la pile. Et les choses demeurent. Dans ce climat défavorable, M. Lahsen d’AFAPREDESA, l’association qui entretient la mémoire des disparus forcés, rappelle que la puissance administrante demeure l’Espagne et qu’elle a donc « obligation à protéger les populations ».

L’enlisement et le piège de l’autonomie

Récemment, après 28 ans d’atermoiements, une offre officielle est venue tenter de saper la légitimité du processus d’autodétermination. Le Makhzen propose désormais une large autonomie en échange d’une intégration définitive au Royaume du Maroc. Une petite constellation agissante de médias présente l’intérêt pour la population sahraouie à accepter le deal. Efficaces, ils mettent en scène des Sahraouis acquis à la proposition. La solution est présentée comme un consensus entre le droit international des peuples et celui des États. Pour les personnes que nous rencontrons dans les camps, ce cheval de Troie représente la peste de l’assimilation pure et simple. Mais la stratégie fonctionne. Elle parvient à semer le doute, capitaliser sur la fatigue ou le coût d’attendre et menacer l’unité du Polisario qui doit faire face à quelque dissidence. « Marginal ! » nous répliquent en 2020 les cadres rencontrés qui ne nient pour autant pas le danger de la division[11].

Souvent, au début de la guerre, les gens qui fuyaient ont emporté les clés de leurs maisons. Ils les conservent, objets sacrés qui matérialisent l’espoir du retour. Un passant grisonnant, ancien pilote de chasse formé en Algérie, raconte que sa mère parlait souvent de « revoir la mer avant de mourir ! ». Centenaire, « elle est décédée dans le camp, il y a quelques mois. »

La solidarité selon les femmes.

À la maison des femmes, la directrice diffuse ses instructions. Aux femmes, aux hommes. Centre de socialisation, d’assistance psychologique, de politisation. Sans fard. Centre de ressources aussi, on y développe une multitude de compétences dans un décor militant : langues, informatique, communication, stratégies non-violentes, photographie, micro-crédit, incubateur de micro-entreprise. Ensemble, elles organisent des campagnes contre la violence et de prévention des maladies. Comme à l’école, comme à l’hôpital, ici aussi, on fonctionne dans un cadre mutualiste, socialiste, « un cadre nécessaire où chacun donne comme il peut et chacun prend selon ses besoins », nous explique la directrice de l’école primaire de la daira de Gdeiria, Smara. Qui, pour tout salaire, perçoit une trentaine d’euros mensuels, au même titre que les institutrices.

Thibault Zaleski


[1] Cet article s’inscrit dans un feuilleton de trois. Des informations sont construites en croisant les trois dimensions.

[2] La mission civile d’observation organisée par le Comité belge de soutien au peuple sahraoui est encadrée par le Front Polisario et son service du protocole « Protocol ».

[3] En novembre 1975, la marche verte organisée par le roi Hassan II a conduit des milliers de Marocains à investir le territoire convoité et revendiqué. Le mouvement, en apparence civil et désarmé, est doublé d’une invasion militaire planifiée. Présenté comme pacifique par un exercice de propagande appuyé par des services français, ce double mouvement déclenche la colonisation violente du territoire du Sahara occidental en dépit de la reconnaissance de son statut de non-autonomie par la Cour internationale de justice. En dehors de toute légalité internationale, ce succès poussera la puissance administrative à signer les accords de Madrid.

[4] La résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960 consacre le principe de l’autodétermination et de l’indépendance des peuples colonisés. La résolution 2229 du 20 décembre 1966 la déclare applicable au Sahara occidental. La Cour internationale de justice confirme l’avis en 1975.

[5] Lire l’article Sahara occidental – Aide humanitaire : « Trêve de pitié. Besoin du territoire ! », CNAPD, 2020.

[6] Front Polisario : Frente Popular de Liberación de Saguía el Hamra y Río de Oro (Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro).

[7] En 1976, la RASD : la République arabe sahraouie démocratique.

[8] Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental. https://peacekeeping.un.org/fr/mission/minurso

[9] Pour étudier les échanges d’arguments, lire les rapports de la 4ième commission de l’AG de l’ONU, chargée des questions politiques spéciales et de la décolonisation (https://www.un.org/press/fr/quatri%C3%A8me-commission)

[10] En 2019, le Prix Right Livelihood Award est allé à la militante sahraouie des droits humains, Mme Aminetu Haidar. Elle vit en territoire occupé. On invite le lecteur à démarrer son enquête sur les pressions exercées à l’encontre des militants au départ de ce prix.

[11] Martin (L.), « Le dossier du Sahara occidental », Les Cahiers de l’Orient, vol. 102, no. 2, 2011, pp. 43-57.

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