Le régime international de désarmement nucléaire est en crise. Les principales dispositions américano-russes de maîtrise des armements et de renforcement de la confiance issues de la Guerre froide sont mortes ou en déliquescence, avec peu d’efforts observables pour assurer leur survie.Le plus problématique exemple en date est la mort, au début du mois d’aout, du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI)[1], un accord majeur datant de 1987 et qui a largement contribué à la sécurisation de l’Europe par le désarmement et la mise sur pied de mécanismes de confiance réciproque.Le nouveau Traité Start (New start, 2011, signé par Barack Obama et Dimitri Medvedev) de réduction et de limitation réciproque des armes nucléaires stratégiques, semble voué à subir un sort similaire en 2021, vu l’absence de dialogue et d’efforts des Etats-Unis et de la Russie pour en assurer la survivance, comme le rappelait la Haute représentante de l’Union européenne Federica Mogerhini (voir plus loin).Cette difficulté grandissante de dialogue est de plus en plus manifeste et s’observe jusqu’aux Nations unies, où le Traité de non-prolifération (TNP), semble être engagé dans une impasse existentielle, que probablement seules des initiatives de bonne volonté des puissances nucléaires pourraient surmonter.Or, une course au réarmement nucléaire s’observe de toutes parts (Etats-Unis et Russie, mais aussi les autres puissances nucléaires), contrairement aux prescrits du TNP. En outre, l’ensemble des puissances nucléaires ont entamé leur programme de modernisation de leurs arsenaux nucléaires. Parmi elles, les Etats-Unis ont ainsi, notamment, démarré la production des ogives nucléaires B61-12 qui vont venir remplacer les bombes B61 stationnées à Kleine Brogel (Limbourg) depuis les années 1960. Des bombes que l’armée belge est formée et entraînée à transporter et à larguer, avec ses actuels F16 ou avec les futurs potentiels F35 commandés par le Gouvernement Michel.
[1]https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_sur_les_forces_nucl%C3%A9aires_%C3%A0_port%C3%A9e_interm%C3%A9diaire[2] Plaquette consultable sur le site de l’agence étatsunienne en charge du programme, la NNSA : https://www.energy.gov/sites/prod/files/2018/12/f58/B61-12%20LEP%20factsheet.pdf[3] Quantité d’énergie libérée par l’explosion[4] Les bombes nucléaires américaines existantes ont des circular error probabilities (CEP) de 110 à 170 mètres. Le CEP du B61-12 est « seulement » de 30 mètres. La B61-12 sera la première bombe nucléaire guidée de l’arsenal américain ce qui en fait, d’après Hans Kristensen (Federation of American Scientists), une nouvelle bombe nucléaire.[5] Dans les années 1950, les États-Unis ont déployé diverses armes nucléaires plus petites, même des bazookas nucléaires et des obus d’artillerie portées par les soldats (souvent appelées les « backpack nukes ») en Europe pour décourager une invasion par les troupes soviétiques. La plupart des armes tactiques ont été retirées après l’effondrement de l’Union soviétique et la chute du rideau de fer au début des années 1990.[6] Ce que, d’ailleurs, l’OTAN assume en promettant une réponse nucléaire dévastatrice à toute attaque nucléaire
Les nouvelles ogives B61-12 : plus petites, plus précises et donc plus dangereuses
La chaîne de production de ces ogives B61-12 a démarré il y a un an. Les nouvelles ogives B61-12 devaient normalement être prêtes et déployés en Belgique pour le premier trimestre de l’année 2020 (mars). Des problèmes techniques ont postposé leur arrivée de 18 mois (premier trimestre 2022).La plaquette de promotion de l’ogive B61-12[2] rappelle que « la bombe nucléaire à gravité B61, déployée à partir des bases de l’armée de l’air américaine et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), est utilisée depuis près de 50 ans [1968], ce qui en fait l’arme la plus ancienne et la plus polyvalente de la réserve américaine. […] Le B61-12 LEP [Life Extension Program] rénovera, réutilisera ou remplacera tous les composants nucléaires et non nucléaires de la bombe afin de prolonger la durée de vie du B61 d’au moins 20 ans et d’améliorer la sûreté, l’efficacité et la sécurité de la bombe. […] Une fois déployée, la B61-12 proposera une plus grande précision fournie par le kit de queue moderne avec une réduction substantielle du rendement [yield][3], sans changement global des exigences ou des caractéristiques militaires. »En termes de capacité destructrice pure, le B61-12 sera donc loin d’être l’arme nucléaire la plus dangereuse des Etats-Unis. En effet, la bombe a une capacité variable mais avec un maximum de 50 kilotonnes (tout de même le double de l’explosion de la bombe larguée sur Nagasaki, le triple de celle d’Hiroshima).Ce qui fait de la bombe B61-12 l’arme nucléaire la plus dangereuse de l’arsenal américain est justement ce ‘faible’ rendement [Yield] ajouté au système de guidage qui sera installé sur la bombe et qui la rendra plus précise[4]. Ces deux éléments feront de l’ogive B61-12, la bombe nucléaire américaine la plus facilement utilisable, et dont l’utilisation pourrait donc être concrètement envisagée. Cette possibilité est d’ailleurs soutenue par la rhétorique officielle qui accompagne la production des bombes B61-12 et qui vise systématiquement à souligner son caractère « plus précis », « moins dévastateur ».Cette volonté de disposer d’armes nucléaires de plus faible rendement est une vieille idée des premières décennies de la Guerre froide[5] où la dépendance aux armes nucléaires étaient plus prégnantes et lorsque des « options nucléaires limitées » étaient présentées comme pouvant aboutir à des résultats acceptables (« escalate to win strategy »).Or rien n’indiquait évidemment à l’époque qu’en cas de guerre effective avec utilisation de ce type d’ogives, la réponse nucléaire adverse n’aurait pas conduit à l’escalade nucléaire[6] dont on connait les conséquences apocalyptiques. L’OTAN, d’ailleurs, stipule toujours aujourd’hui qu’elle répondrait à toute attaque nucléaire par une « réponse nucléaire dévastatrice ». C’est pourquoi, à partir de 1977, l’OTAN a commencé à réduire son arsenal d’armes nucléaires « tactiques » au nombre minimum apparemment nécessaire à la dissuasion.Bien évidemment, cette évidence (d’une escalade nucléaire dévastatrice) ne s’est pas dissoute aujourd’hui. Le concept de dissuasion ne permet donc toujours pas de justifier la recrudescence observée de la dépendance des Etats-Unis (et donc de l’OTAN) à l’arme nucléaire. Rien ne permet en effet d’expliquer en quoi ces nouvelles mini-nukes seraient davantage utiles que leurs prédécesseurs et surtout en quoi, si l’objectif est toujours de garantir la dissuasion, cette catégorie d’ogives rendrait l’utilisation de l’option nucléaire moins probable.Manifestement donc, la construction de ce type de « mini-bombes nucléaires » souligne la baisse de l’opposition à l’utilisation de l’arme atomique par les Etats-Unis… et donc aussi par la Belgique dont les militaires sont entraînés à larguer les bombes américaines qu’elle entrepose sur son territoire… au nez et à la barbe de la population et de ses représentant.e.s.Depuis plusieurs décennies pourtant, les gouvernements belges successifs plaident pour le désarmement nucléaire mais se cachent derrière les « responsabilités » de la Belgique au sein de l’OTAN. Les textes de l’OTAN sont pourtant très clairs en ce qu’ils demandent, eux aussi, que les conditions soient mises en place pour un monde débarrassé de l’arme nucléaire. Ainsi, de la Belgique à l’OTAN en passant par l’Union européenne, tout le monde s’accorde avec la nécessité de réduire le poids de la dissuasion nucléaire. Pourtant, dans ce cadre réglementaire et politique très clair, des armes nucléaires potentiellement utilisables sont en cours de production.Les orientations et obligations politiques de la Belgique vis-à-vis de la dissuasion nucléaire et de sa participation au partage nucléaire
- La Résolution du 23 avril 2015 de la Chambre des Représentants « concernant la Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires » qui demande au Gouvernement fédéral
- « de favoriser, par des mesures concrètes, l’objectif inclus dans l’article VI du TNP, à savoir l’élimination de l’ensemble des armes nucléaires à travers un processus multilatéral vérifiable, transparent et irréversible, menant à un monde sans armes nucléaires et d’inscrire résolument la Belgique dans la lutte pour le désarmement nucléaire dans le cadre de négociations multilatérales auxquelles la Belgique continue de participer activement afin de libérer son territoire de toute présence d’armes nucléaires»;
- « d’œuvrer à l’arrêt de la modernisation des armes nucléaires»
- Les déclarations gouvernementales successives depuis la fin des années 1990, dont celle du gouvernement Di Rupo (parallèle au lancement du « B61 life extension program») :
- « Le Gouvernement plaide pour la revitalisation et le respect du Traité de non-prolifération. Il agira résolument en faveur d’initiatives internationales pour un désarmement plus poussé – y compris nucléaire- et pour l’interdiction de systèmes d’armes à portée indiscriminée et/ou qui, de manière disproportionnée, provoquent nombre de victimes civiles.
- R/ la déclaration de politique générale du Gouvernement Michel ne dit absolument rien concernant l’arme nucléaire.
- Déclaration de la Haute représentante Federica Mogherini au nom de l’UE concernant le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire : « L’Union européenne réaffirme son engagement de longue date en faveur d’une maîtrise des armements et d’un désarmement nucléaire réels et vérifiables, qui sont fondés sur les traités. Par conséquent, nous encourageons à sauvegarder les résultats obtenus grâce au traité FNI. Compte tenu de l’accentuation des tensions, nous devons veiller à ne pas nous engager sur la voie d’une nouvelle course aux armements qui restreindrait l’effet des réductions importantes qui ont été réalisées depuis la fin de la guerre froide. Nous engageons les États-Unis et la Fédération de Russie à s’efforcer de réduire encore leurs arsenaux, y compris les armes nucléaires stratégiques et non stratégiques, déployées ou non déployées, compte tenu de la responsabilité particulière des États qui possèdent les arsenaux nucléaires les plus importants.»
- DPPR (revue de la posture de dissuasion et de défense) – OTAN – 2012 (dernier document de référence en date, confirmé dans le dernier concept stratégique de l’OTAN)
- « Les conditions dans lesquelles un recours à l’arme nucléaire pourrait être envisagé sont extrêmement improbables. »
- « Tout en cherchant à ménager des conditions propices à de nouvelles réductions des armes nucléaires non stratégiques affectées à l’OTAN et en étudiant les diverses possibilités s’offrant en la matière, les Alliés concernés feront en sorte que tous les éléments composant la dissuasion nucléaire de l’OTAN restent sûrs, sécurisés et efficaces aussi longtemps que l’Alliance demeurera une alliance nucléaire. »
- « L’Alliance est déterminée à tendre vers un monde plus sûr pour tous et à créer les conditions d’un monde sans armes nucléaires, conformément aux objectifs du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, selon une approche qui favorise la stabilité internationale et se fonde sur le principe d’une sécurité non diminuée pour tous. »
- « Depuis la fin de la Guerre froide, l’OTAN a radicalement réduit […] sa dépendance à l’égard des armes nucléaires dans sa stratégie. Dans ce cadre, et au regard de l’environnement de sécurité plus large, l’OTAN est prête à envisager de réduire encore son besoin en armes nucléaires non stratégiques affectées à l’Alliance dans le contexte de mesures réciproques de la part de la Russie. »
- « Les Alliés sont convenus que le Conseil chargera les comités compétents d’envisager plus avant, dans le contexte de l’environnement de sécurité plus large, les mesures réciproques que l’OTAN escompterait de la part de la Russie afin de procéder à des réductions significatives des armes nucléaires non stratégiques basées à l’avant qui sont affectées à l’Organisation. »
- L’argument asséné par nos représentant.e.s successif.ve.s selon lequel toute initiative unilatérale de la Belgique en matière de désarmement nucléaire est donc fallacieux. Quelle est, en effet, cette échappatoire d’indiquer que la Belgique se doit d’être un allié ‘fiable’ de l’OTAN alors qu’elle pourrait, devrait (et qu’elle ne le fait manifestement pas), travailler à ce que l’OTAN et la Belgique respecte les engagements qu’elles se sont elles-mêmes fixées ?
- L’argument selon lequel le fait que la Belgique entrepose des B61 lui permette de participer au « nuclear sharing group » de l’OTAN est insignifiant dans le sens où, manifestement, les options politiques de la Belgique, de l’UE et même de l’OTAN n’y sont aucunement entendues.
Les partis politiques et le retrait des armes nucléaires présentes et à venir du sol belge
https://i2.wp.com/www.cnapd.be/wp-content/uploads/2019/05/FB-sondage-nukes-site4.pngAucune consultation de la population belge n’a jamais été organisée autour de la présence d’armes nucléaires sur son sol et sur la participation de son armée à des stratégies de guerre nucléaire.Depuis 1968, Le Parlement n’a jamais donné son aval au stationnement des bombes B61 sur le territoire national.Si la chaîne de production des B61-12 ne rencontrait pas des problèmes techniques actuellement, les nouvelles B61-12 auraient été déployées en Belgique dès le mois de mars prochain. Or, depuis le lancement du projet de « modernisation » des B61 sous la présidence de Barack Obama, la Chambre des Représentants n’a jamais été consultée sur l’éventualité que notre pays accueille, pour les 20 prochaines années au moins, 20 nouvelles ogives nucléaires « plus facilement déployables et utilisables ».Durant la campagne électorale, la CNAPD a envoyé un questionnaire à l’ensemble des partis politiques afin de les alerter sur le déploiement très proche des nouvelles bombes nucléaires B61-12 dans notre pays, et d’engager un dialogue avec eux.D’après les réponses obtenues, si ces partis étaient appelés à voter (ou à participer à un éventuel gouvernement…), tous soutiennent qu’ils s’opposeraient au déploiement de ces nouvelles ogives. Sauf le MR. Par contre, les avis divergent sur la méthode à adopter, la plupart préférant privilégier les négociations à l’intérieur de l’OTAN et rappellent la position « constructive », « fiable » et « responsable » que la Belgique se devrait de tenir au sein de l’Alliance atlantique (pour cet argument trompeur, voir plus haut).Pourtant, vu la dégradation extrêmement inquiétante des relations entre les puissances nucléaires et la crise de l’ensemble du régime international de désarmement nucléaire, et vu la modernisation des arsenaux nucléaires à laquelle la Belgique est appelée à participer en accueillant des bombes « plus facilement déployables », la seule position « constructive » et « responsable » est d’user de tous les moyens pour que ces bombes B61-12 ne soient pas déployées en Belgique et en Europe, comme amorce nécessaire pour « créer les conditions d’un monde sans armes nucléaires, conformément aux objectifs du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires », comme le rappelle elle-même l’OTAN dans sa déclaration de politique de dissuasion nucléaire.La Grèce a demandé le retrait des armes nucléaires américaines de son territoire en 2001. La Grande-Bretagne en 2008. C’est donc possible. Et c’est hautement souhaitable si l’on veut mettre un frein à la course au réarmement nucléaire et nous redonner de la crédibilité pour appeler véritablement à un monde débarrassé de cette menace existentielle.Samuel Legros[1]https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_sur_les_forces_nucl%C3%A9aires_%C3%A0_port%C3%A9e_interm%C3%A9diaire[2] Plaquette consultable sur le site de l’agence étatsunienne en charge du programme, la NNSA : https://www.energy.gov/sites/prod/files/2018/12/f58/B61-12%20LEP%20factsheet.pdf[3] Quantité d’énergie libérée par l’explosion[4] Les bombes nucléaires américaines existantes ont des circular error probabilities (CEP) de 110 à 170 mètres. Le CEP du B61-12 est « seulement » de 30 mètres. La B61-12 sera la première bombe nucléaire guidée de l’arsenal américain ce qui en fait, d’après Hans Kristensen (Federation of American Scientists), une nouvelle bombe nucléaire.[5] Dans les années 1950, les États-Unis ont déployé diverses armes nucléaires plus petites, même des bazookas nucléaires et des obus d’artillerie portées par les soldats (souvent appelées les « backpack nukes ») en Europe pour décourager une invasion par les troupes soviétiques. La plupart des armes tactiques ont été retirées après l’effondrement de l’Union soviétique et la chute du rideau de fer au début des années 1990.[6] Ce que, d’ailleurs, l’OTAN assume en promettant une réponse nucléaire dévastatrice à toute attaque nucléaire