Les discours appelant à la protection de “nos” femmes et de “nos” filles servent à mobiliser la gent masculine et, plus largement, l’humanité autour de la préservation d’une ressource perçue comme rare et fragile : les femmes. Cependant, cette rhétorique implique une appropriation implicite, marquée par la distinction entre “nos” femmes et “les leurs”. Il ne s’agit pas de protéger toutes les femmes, mais bien celles qui correspondent à une norme : blanches, européennes, gardiennes d’un modèle patriarcal. Les discours de protection attribuent à nos filles une fragilité et une naïveté, renforçant l’idée qu’elles dépendent de la protection masculine, tout en occultant que la guerre touche aussi les garçons et les hommes.
Des réalités sociales occultées1. Ces discours de protection dissimulent des réalités sociales criantes. En 2021, l’écart salarial en Belgique s’élève à 8% lorsqu’il est corrigé pour la durée de travail, et à 21% sans cette correction2. Dans les couples hétérosexuels, malgré des tendances sur les réseaux sociaux qui font dire le contraire3, les études au sujet de la répartition des tâches ménagères restent largement sur le dos des femmes4. Par ailleurs, en janvier 2023, seulement 26,5% des parlementaires dans le monde étaient des femmes, et seuls 11,3 % des pays comptaient une femme à la tête de l’État5. Le harcèlement de rue touche toutes les femmes, quel que soit leur statut social. En 2023, plus de 50 000 femmes ont été tuées par un conjoint ou un membre de leur famille- soit plus de 5 féminicides par heure6. Dans un contexte de guerre, plusieurs rapports, dont celui des Nations Unies, soulignent que les viols et violences sexuelles sont réguliers7.
Ces chiffres illustrent la domination patriarcale qui structure encore nos sociétés.
En outre, cette rhétorique de protection alimente des discours xénophobes et essentialistes. Elle renforce une vision manichéenne dans laquelle l’autre – souvent perçu comme non-blanc –
est considéré comme une menace. En réalité, ces récits servent à justifier des politiques sécuritaires et économiques discriminatoires. Ainsi, la peur de l’“autre” permet de réorienter les débats publics vers des mesures répressives tout en détournant l’attention des inégalités structurelles.
Patriarcat et dynamique géopolitique8. Le patriarcat – défini comme la domination masculine sur les femmes et les enfants dans la sphère familiale – trouve une résonance dans les dynamiques géopolitiques mondiales. Les puissances occidentales justifient souvent leur domination par des objectifs de “maintien de la paix et de la sécurité”. Cependant, cette prétention cache une réalité plus complexe : la militarisation de la politique internationale reflète une logique de domination comparable à celle du patriarcat. La masculinité stéréotypée et virile y incarne l’idéologie dominante, tandis que la présence internationale des États occidentaux vise à étendre leur influence politique et économique.
Parallèlement, le néolibéralisme renforce cette logique de domination en centralisant le pouvoir et les ressources entre les mains d’une élite mondiale. Les femmes, surtout dans les pays du Sud, subissent de plein fouet les conséquences de ces systèmes, notamment via l’exploitation économique, la précarisation de leurs conditions de travail et les impacts environnementaux liés à l’accaparement des ressources naturelles.
Les discours de peur : un outil politique. La peur d’une menace extérieure – aujourd’hui symbolisée par le musulman perçu comme barbare ou le russe hérité des logiques de la Guerre froide – pousse nos sociétés à adopter des solutions simplistes. L’augmentation des dépenses militaires, les politiques anti-immigrations et les mesures d’austérité profitent à une industrie de l’armement florissante. Ces choix se font souvent au détriment des services publics et de la protection sociale, qui assurent pourtant la stabilité économique et sociale.
Le discours selon lequel “ils vont s’en prendre à nos femmes et nos filles” exploite la peur primitive pour transcender les différences politiques. Comme l’a exprimé un participant à une conférence conservatrice à Bruxelles : «En tant qu’Occidentaux, nous avons non seulement le droit mais aussi le devoir moral de préférer notre civilisation à toutes les autres.». Ces propos résument une idéologie où la protection des femmes devient un prétexte à des logiques de domination culturelle et politique.
Repenser la sécurité globale. Instrumentaliser la peur pour justifier des mesures sécuritaires empêche toute remise en question des actions de nos États. Cette stratégie ignore les réalités des femmes issues de l’immigration ou vivant dans des zones de conflit, qui subissent directement les conséquences des guerres et des politiques internationales désengagées. Notons également que la guerre a pour conséquence une recrudescence spectaculaire de plus de 50% de violences sexuelles liées aux conflits armés, notamment en Ukraine, en République démocratique du Congo, à Gaza, au Soudan, en Haïti et ailleurs9… Rappelons que les violences sexuelles sont intégrées dans la définition des crimes de guerre
et des crimes contre l’humanité. Bien qu’elles soient utilisée aussi sur les hommes10.11, cela concerne de façon disproportionnée les femmes et les filles, représentant 95% des cas vérifiés par les Nations Unies12, avec des conséquences désastreuses, dont le fait de devoir porter l’enfant de son bourreau, visage d’un conflit dans lequel elles ont presque tout perdu13.14 ou devoir vivre avec des maladies sexuellement transmissibles telles que le VIH dont les traitements ne sont pas accessibles pour la plupart d’entre elles15.
La paix et le dialogue ne sont pas de simples idéaux: ils sont les fondements indispensables à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). L’égalité des genres (ODD 5) et la réduction des inégalités globales (ODD 10) ne peuvent exister dans un monde fracturé par la violence. Plutôt que de brandir la protection de “nos femmes” pour légitimer la guerre, engageons-nous à bâtir une société où les femmes puissent occuper pleinement la place qui leur revient. Face aux discours de peur, il est nécessaire de se demander: comment construire une sécurité qui inclut toutes les vies, sans distinction d’origine ou de genre ? Cette démarche passe par un renforcement de la coopération internationale et par des politiques courageuses qui donnent la priorité à la justice sociale et à l’égalité. C’est ainsi que nous ferons émerger un monde plus sûr, plus juste et véritablement humain.
Conclusion. Les discours patriarcaux et xénophobes ne doivent pas dicter nos politiques publiques. Au contraire, une approche inclusive et humaniste est indispensable pour repenser la sécurité à l’échelle mondiale. Cela implique de dépasser les logiques de peur et de domination pour construire un avenir fondé sur la solidarité et le respect mutuel.
Giulia Contes, Co-présidente de la CNAPD
Note additionnelle: Pour mieux comprendre et déconstruire ces mécanismes de domination, il est essentiel de promouvoir l’éducation citoyenne. La consultation des outils pédagogiques proposés par la CNAPD constitue une ressource précieuse pour éclairer ces enjeux et encourager une réflexion critique et informée.
→ Outil pédagogique- logiques de domination 2024
- CNAPD. Logiques de domination. Dominations logiques ? 2024. Disponible à l’adresse : https://www.cnapd.be/wp-content/uploads/2024/02/Fiches-domination.pdf
Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2021 Diponible à l’adresse: https://igvm-iefh.belgium.be/fr/themes/travail/ecart-salarial/chiffres
Daudin, G., & Jourdain, S. (2024). L’Arnaque des nouveaux pères : Enquête sur une révolution manquée. Glénat.
Le Sphinx. (17 octobre 2024). Les Français et la charge mentale : enquête et analyse. https://www.lesphinx-developpement.fr/blog/resultats-enquete-les-francais-et-la-charge-mentale/
ONU Femmes. Les femmes au pouvoir en 2023 : les nouvelles données montrent des progrès mais aussi de grandes disparités régionales. Communiqué de presse, mars 2023. Disponible à l’adresse : https://www.unwomen.org/fr/nouvelles/communique-de-presse/2023/03/les-femmes-au-pouvoir-en-20 23-les-nouvelles-donnees-montrent-des-progres-mais-aussi-de-grandes-disparites-regionales.
6Statista. (2024). Nombre de féminicides commis par un conjoint ou membre de la famille et taux pour 100 000 femmes. https://fr.statista.com/infographie/29137/nombre-de-feminicides-commis-par-un-conjoint-ou-membre-d e-la-famille-et-taux-pour-100-000-femmes/
Nations Unies. Conseil de sécurité. (23 avril 2024). Avec une augmentation de 50% des violences sexuelles dans les conflits en 2023, les appels se multiplient au Conseil de sécurité contre le trafic d’armes. [Communiqué de presse]. https://press.un.org/fr/2024/cs15676.doc.htm
CNAPD. Logiques de domination. Dominations logiques ? 2024. Disponible à l’adresse : https://www.cnapd.be/wp-content/uploads/2024/02/Fiches-domination.pdf
Nations Unies. Secrétaire général. (2024). Rapport du Secrétaire général sur les violences sexuelles liées aux conflits.
Fonds des Nations Unies pour la population. (26 novembre 2024). Guerre en Ukraine : des hommes retenus prisonniers victimes de torture sexuelle. https://www.unfpa.org/fr/news/guerre-en-ukraine-des-hommes-retenus-prisonniers-victimes-de-torture -sexuelle
Amnesty International Belgique. (18 juillet 2024). Israël : détention au secret massive et torture contre des Palestiniens. https://www.amnesty.be/infos/actualites/enquete-prisonniers-palestiniens
Nations Unies. Conseil de sécurité. (23 avril 2024). Avec une augmentation de 50% des violences sexuelles dans les conflits en 2023, les appels se multiplient au Conseil de sécurité contre le trafic d’armes. [Communiqué de presse]. https://press.un.org/fr/2024/cs15676.doc.htm
Mestre, C. (2022) . Les enfants de l’ennemi. Spirale – La grande aventure de bébé, N° 103(3), 170-174. https://doi.org/10.3917/spi.103.0170
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