Le juge d’instruction Michel Claise nous fait l’honneur de contribuer à notre paix-riodique. Et le constat qu’il pose est alarmant : « La fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal et la planification fiscale engendrent, chaque année, dans l’Union européenne, une perte de recettes fiscales potentielles estimée à mille milliards d’euros, soit un coût annuel d’environ deux-mille euros par citoyen européen ». La fraude fiscale ne constitue pas un domaine à part pouvant être analysée de manière indépendante du reste de notre société. Elle prend racine dans un système social inégalitaire (notamment entre les riches et les plus démunis). Il est difficile de comprendre son fonctionnement sans s’intéresser aux relations de pouvoir présentes dans tous les secteurs de la société. Ce phénomène, prenant de l’ampleur, nous fait craindre qu’il remette en cause les acquis sociaux et démocratiques. C’est pourquoi, la lutte contre la fraude fiscale (qui est aussi un volet de la lutte contre le financement du terrorisme) doit donc s’inscrire dans une bataille plus large contre les inégalités sociales, en particulier celles existant entre les riches et les pauvres. Cependant, paradoxalement, le monde judiciaire manque lui aussi cruellement de ressources financières. Et on lui en retire encore constamment…Michel Claise a exercé la profession d’avocat durant vingt années. Il est aujourd’hui juge d’instruction spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière en Belgique.
La criminalité financière a pris possession des rênes économiques de la planète. Affirmation légère ou triste constat ? Plusieurs professionnels osent pourtant le clamer, sans vraiment que leurs cris d’alarme soient entendus par les dirigeants de ce monde. Et cela ne date pas d’hier !Le 1er octobre 1996, sept magistrats anti-corruption européens ( Bernard Bertossa, Edmondo Bruti Liberati, Gherardo Colombo, Benoît Dejemeppe, Baltasar Garzon Real, Carlos Jimenez Villarejo, Renaud Van Ruymbeke ) se réunissaient pour lancer « l’appel de Genève », une mise en garde de la société sur l’importance de la criminalité financière qui s’est emparée de l’économie et de la finance dans des proportions inquiétantes, de l’impact de ce phénomène dans les démocraties, et de la réticence des dirigeants à vouloir la combattre. Et de plaider pour la création d’un espace judiciaire européen qui permettrait une lutte décente et cohérente contre ce cancer mondial.Le monde politique a-t-il pris ces magistrats au sérieux, en favorisant une répression indispensable et en débloquant les moyens adéquats pour l’exercer ? Le monde financier a-t-il renoncé au culte du dieu Profit, pour lui préférer l’éthique ? Les citoyens ont-ils désormais conscience des dégâts commis par ces criminels qui déstabilisent notre système économique et social ? Il faut répondre par la négative. Jetons un regard vers le passé.Quand la criminalité financière est-elle apparue dans l’Histoire? Sans doute depuis que les sociétés se sont organisées en un système reposant sur une structure politique couplée au développement économique, mêlant étroitement pouvoir et richesse, créant ainsi dans le chef du citoyen le désir de se les approprier, quitte à pratiquer la corruption et la fraude.Dans la Grèce antique, la corruption au sens le plus large, était déjà une préoccupation des philosophes et penseurs qui souhaitaient une société juste, comme Platon. Sa réflexion politique, influencée par la mort de Socrate, est imprégnée par les méfaits de la corruption du corps social. L’instauration d’une fiscalité plus structurée et surveillée va pousser les citoyens grecs, plein d’imagination, à la contourner. Dans l’Athènes de Périclès, les taxes étaient lourdes, car il fallait financer les guerres. Bien malins ces marchands grecs qui, dans les îles au large du Pirée, se retrouvaient pour négocier la vente des marchandises, évitant la taxe portuaire et créant les premiers paradis fiscaux. Au cours des siècles, les scandales financiers ont émaillé les jalons de l’Histoire, quels que soient les pays et les époques, à croire que ce type de criminalité est vissé au corps de l’Homme.Mais aujourd’hui, le phénomène a pris une ampleur dont il est à craindre qu’il ne devienne la cause d’un bouleversement radical, remettant en cause les acquis sociaux et démocratiques. Quand le passé a-t-il basculé dans le présent ? Sans doute depuis la chute du Mur de Berlin. Cinq événements se sont imbriqués et nous avons perdu le contrôle.Premier phénomène : retour un instant en 1989. 16 novembre : les regards du monde entier se tournent vers les images de toutes les télévisions qui retransmettent l’incroyable : ces milliers d’Allemands, puis de citoyens venus de partout qui les rejoignent, unis pour célébrer la réconciliation, non seulement de l’Est et de l’Ouest de cette Allemagne désunie, mais aussi celle de deux mondes qui s’affrontaient depuis que la guerre mondiale avait pris fin pour faire place à la guerre froide, vivant ensemble ce même espoir d’une société nouvelle. Qui, parmi ceux qui partageaient ce même espoir fou, n’a pas chanté « The Wall » avec les Pink Floyd ? Et pourtant, cette date devenue symbole aux yeux des rêveurs, se transforme en cauchemar. Nous pensions, naïfs, que nos valeurs démocratiques allaient déferler vers l’Est, mais l’inverse se produisit. Ce sont les mafias, leur criminalité spécifique (trafic d’armes, prostitution…) et leur système de blanchiment qui s’empara de nos pays. D’après l’OCDE, 800 banques ont été crées en Russie pour la gestion des profits criminels, tandis que 80% des entreprises sont détenues par les mafias. Sans compter le pouvoir en place qui organise en symbiose avec elles les menaces énergétiques notamment sur le commerce du gaz.Deuxième phénomène : l’éclosion du cyberworld. L’explosion des moyens de communication entraînant l’échange d’informations, circulation des marchandises, des services, des fonds clairs comme occultes… Internet a fait disparaître les frontières nationales de notre planisphère, le transformant en circonférence plane, sur laquelle se baladent librement désormais les professionnels de l’économie et de la finance, licites comme illicites, alors que les pays restent engoncés dans les murs de leurs frontières, peinant à réglementer la folie des marchés, et que les autorités fiscales et judiciaires se sentent bien incapables de lutter efficacement contre les criminalités financières internationales. Sans compter la disparition de la vie privée, car chaque consultation d’un site par un particulier fait l’objet d’une information classée dans une gigantesque banque de données qui échappe à tout contrôle. Mais cette éclosion est également celle de la cyber criminalité. Des millions d’attaques sont recensées quotidiennement dans le monde : hacking , phishing, ransonsware… Le produit des infractions se chiffre en Europe à plusieurs milliards d’euros. Sans compter la crainte de l’utilisation de l’informatique par les terroristes qui bientôt pourront bloquer nos systèmes de communication et bancaires au départ d’un simple PC.Troisième phénomène : survient la grande crise financière de 2007-2008, qui frappe au cœur les nations, subissant les « erreurs » de tout un système d’investissements pourris « made in USA », les subprimes, comptabilisant un total de 500 milliards de perte et 300 milliards de recapitalisation. Car les politiques du monde entier se sont vus contraints de se soumettre aux dictats des banques, qui brandirent l’épouvantail d’une plus grande crise sociale encore, à défaut de les soutenir, alors que déjà des millions de personnes avaient perdu leur emploi et leurs biens (20 millions rien que pour la Chine). L’économiste Joseph E. Stiglitz (prix Nobel en 2001), dans son essai « Le triomphe de la cupidité », décrit de manière impitoyable les origines et conséquences de la crise. « Trouver la racine du mal, c’est comme peler un oignon », écrit-il. « L’attrait des profits faciles issus des coûts des transactions a détourné beaucoup de nos grandes banques de leurs fonctions primordiales ».Incompétence, absence d’éthique, plusieurs explications sont avancées a posteriori par tant d’autres experts, qui n’avaient pas vu le cataclysme s’annoncer. Et si le pire restait à venir ? Et si nous n’étions pas au bout des conséquences de ce nouveau krach ? Comme l’écrivait encore Joseph E. Stiglitz : « Excès de risque des banques, épidémie de conflits d’intérêts et fraude généralisée : ces phénomènes répugnants font surface chaque fois que les expansions s’effondrent, et la crise actuelle ne fait pas exception ».Le grand économiste n’aborde pourtant par les aspects criminels liés à la survenance de la crise comme aux comportements de panique qui les a générés. Escroquerie dans la revente sauvage des produits « virussés », dissimulation aux actionnaires des sociétés de la situation économique réelle des entreprises atteintes, délits d’initiés…Le plus grand risque étant celui qui pousse le néo-libéralisme à favoriser le flirt entre l’économie licite et les entreprises pirates, pour tenter de combler les trous.Quatrième phénomène : pourquoi fallut-il attendre les attentats du 11 septembre 2001, pour se rendre compte de la pénétration dans le monde occidental des cellules terroristes islamistes, qui ne peuvent éclore sans un soutien financier de pays qui se déclarent pourtant alliés à la cause de celui-ci.Une islamisation qui gagne l’intérieur de plusieurs États, (Soudan, Somalie, Yémen…) se radicalisant et favorisant l’entraînement des combattants de l’ombre. Jusqu’au 29 juin 2014, lorsqu’Abou Bakr al-Baghadi se proclame calife, successeur de Mahomet, sous le nom d’Ibrahim, et prend le nom d’État Islamique. Depuis août 2014, une coalition internationale de 22 pays intervient contre cette organisation, mais cette armée sanguinaire qui mène le djihad au nom d’Allah leur tient tête, sponsorisée secrètement par des nations qui paraissent plus intéressées par l’impact économique de cette guerre que pour des raisons religieuses qui apparaissent comme prétextes.Cinquième phénomène : l’environnement se déglingue du fait de l’Homme. Trump, à peine élu, rompt les accords de Paris, contraires aux intérêts économiques des États-Unis. La planète se dérègle, un mouvement inéluctable dont les futures générations auront à pâtir, et tout cela pour quoi ? Pour le profit, simplement.Et les chiffres sont terribles !Ainsi, les organisations criminelles internationales actives dans l’Union européenne seraient au nombre de 3 600 et 70 % d’entre elles auraient une composition et un rayon d’action géographiquement hétérogènes, tandis que plus de 30 % auraient une vocation polycriminelle. Par an, au sein de l’UE, la traite des êtres humains représenterait des profits qui atteindraient 25 milliards d’euros, le trafic d’espèces sauvages de 18 à 26 milliards, le trafic illégal de cigarettes 10 milliards, les médicaments contrefaits vendus sur internet 3 millions. Le trafic d’armes légères dans le monde et par an se situe entre 130 et 250 millions d’euros ; plus de 10 millions d’armes circuleraient.La cybercriminalité entraîne des pertes annuelles évaluées à 290 milliards d’euros.Selon la Banque mondiale, la corruption représente 5 % du PIB mondial (2 600 milliards de dollars US), plus de 1 000 milliards de dollars étant versés chaque année en pots-de-vin. La corruption majore de 10 % le coût total de l’activité des entreprises dans le monde et de 25 % celui des marchés publics dans les pays en voie de développement.Le blanchiment d’argent est, à son tour, non seulement lié aux activités typiques de la criminalité organisée, mais également à la corruption, à la fraude fiscale et à l’évasion fiscale. La fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal et la planification fiscale agressive engendrent chaque année, dans l’Union européenne, une perte de recettes fiscales potentielles estimée à 1 000 milliards d’euros, soit un coût annuel d’environ 2 000 euros pour chaque citoyen européen.Selon les estimations de la Commission, 193 milliards d’euros de recettes de TVA (soit 1,5 % du PIB) ont été détournés en 2011 du fait du non-respect des règles ou pour cause de non-recouvrement.Face à ce terrible constat, que font les États ? Entre rien et trop peu. La Belgique n’est pas en reste. La lutte contre la criminalité financière ne figure pas dans la déclaration du gouvernement « Charles Michel » qui commence sa gouvernance par le démantèlement du secrétariat d’État en charge de la lutte contre la fraude fiscale et sociale. Quant à la police fédérale, ses dirigeants estiment qu’il ne s’agit pas d’une priorité. Jusqu’à pousser à la suppression de l’Office Central de lutte contre la délinquance financière et économique organisée, un organe fondamental dans le combat. Du coté de l’administration fiscale, le constat de carence se poursuit. Les chiffres de l’évasion fiscale se situent annuellement vers les 30 milliards d’euros. Quels sont les moyens dispensés pour stopper cette hémorragie qui met à mal l’économie et creuse de plus en plus le fossé entre riches et démunis ?Peut-être les mouvements des citoyens comme les gilets jaunes forceront-ils nos dirigeants à prendre ces phénomènes en considération, enfin ! Mais le temps presse.Dans son essai « Notre Affaire à Tous » paru en 2000, Eva Joly décrit son expérience de magistrat financier, en charge des plus grands dossiers criminels comme l’affaire Elf, et son sentiment qu’un nouveau monde se dessine. Qu’il ne nous est plus possible de choisir l’indifférence. Et, choisissant un symbole fort, de citer Camus dans La Peste : « A partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fut notre affaire à tous. Jusque là, malgré la surprise et l’inquiétude que leur avaient apportées ces événements, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il l’avait pu, à sa place ordinaire. (…) A la vérité, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions compte que nous nous trouvions dans une situation sans compromis, et que les mots « transiger », « faveur », « exception » n’avaient plus de sens. »Michel Claise, janvier 2019[1] « Tableau de bord 2017 de la justice dans l’Union européenne » Commission européenne, 2017.