80 personnes étaient réunies mercredi 18 mai dans la salle du « Foyer européen » lors de la conférence-débat organisée par la CNAPD à l’occasion de la parution de sa nouvelle brochure pédagogique sur « l’engagement de jeunes belges dans des groupes djihadistes combattants ». Celle-ci a permis de confronter les expériences d’un fonctionnaire de prévention de la commune de Molenbeek, d’une sociologue clinicienne qui propose à des jeunes extrémistes de raconter leur processus d’extrémisation et d’un Commissaire principal honoraire de la Police judiciaire.
Cette nouvelle brochure propose d’actualiser celle sur « l’engagement des jeunes belges en Syrie », écrite au début de l’année 2014, au moment où l’on observait une forte recrudescence du nombre de départs, faisant de la Belgique le pays européen d’où partent le plus de jeunes vers la Syrie en proportion du nombre d’habitants. Depuis lors, un nouvel acteur, Daech, a progressivement occupé l’essentiel de la couverture de ce conflit qui s’est étendu à l’Irak. Aujourd’hui, une coalition militaire de 17 pays organise le bombardement systématique des deux pays, dont la Belgique qui vient d’annoncer que ces frappes toucheront également la Syrie dès le premier juillet prochain.
L’actualisation de la brochure était d’autant plus nécessaire que depuis mi-2014, plusieurs attentats ont endeuillés Paris et Bruxelles. La « lutte contre le terrorisme » est alors venu se superposer à la « lutte contre le radicalisme » jusqu’à se confondre. Une confusion qui n’aide ni l’une, ni l’autre.
L’objectif essentiel de cette nouvelle brochure est de promouvoir l’engagement citoyen des jeunes en proposant une lecture et une analyse critique de la manière avec laquelle le phénomène est traité dans le discours politique et médiatique dominant. Celui-ci reste en effet souvent en orbite quand il propose de comprendre les racines du phénomène et vient biaiser toute tentative de proposition de politiques à même de l’endiguer.
C’est ainsi que la brochure propose un questionnement et une analyse critique de certains mots utilisés pour traiter du phénomène de l’engagement de jeunes dans l’extrémisme violent : radicalisation, djihad, civilisation, lutte, guerre. Avant de questionner les thèmes autour desquels gravitent le débat dominant : l’Islam (nous sommes pourtant davantage confrontés à un phénomène d’ « islamisation de l’extrémisme » que d’ « extrémisation de l’Islam »), l’intégration (qui est d’abord liée à des facteurs socio-économiques et non pas identitaires), certaines politiques sécuritaires. La brochure revient également largement sur les causes de la guerre en Syrie, sur la manière dont la Communauté internationale attise les conflits et sur la réponse militaire organisée par les 17 pays qui bombardent l’Irak et la Syrie. Une réponse qui ne porte pas sur les causes du phénomène et qui, finalement, en renforce les conséquences.
Afin d’illustrer et de débattre autour de certains thèmes traités dans la brochure, la CNAPD a invité un fonctionnaire de prévention de la commune de Molenbeek, la coordinatrice du projet pédagogique « Rien à faire, rien à perdre » et un ancien Commissaire-divisionnaire de la Police judiciaire.
- « Le quotidien d’un chargé de la prévention du radicalisme violent. Jeunes radicalisés : qui – comment – pourquoi ? »
Olivier Vanderhaeghen est fonctionnaire au sein de la cellule de prévention de Molenbeek, créée à la fin 2014. Sa présentation, mêlant éléments théoriques et expériences de terrain, a permis d’apporter des éclairages sur les manières d’appréhender la « radicalisation » de certains jeunes belges.
Monsieur Vanderhaeghen abonde en effet dans le sens de la brochure quand il souligne que la « radicalisation » est un processus et non un phénomène. Un processus de rupture et d’isolement, qui peut être tant long et graduel (jusqu’à deux ans) qu’extrêmement court (quelques semaines). Il passe par trois étapes de séparation : vis-à-vis (1) du réseau social, (2) de l’espace public, de la rue (réalité particulière de Molenbeek et de sa forte concentration démographique) puis en dernier lieu, (3) de la famille. Ce processus de triple rupture, souligne le fonctionnaire, peut renfermer des signes plus ou moins observables par l’agent de terrain.
Par contre, concernant cette troisième et ultime phase de rupture, Olivier Vanderhaeghen précise que lorsqu’un jeune entre dans un processus de radicalisation, la figure du père est souvent mise à distance mais des liens privilégiés avec les mères sont très fréquemment maintenus. Ce sont souvent les seules qui continuent à être en contact avec le jeune, même lorsque celui-ci rejoint un groupe djihadiste combattant à l’étranger.
D’après l’intervenant, c’est avant tout une question identitaire qui se pose et qu’expérimente le jeune au long du processus. Une identité négative de plus en plus ressentie : perception d’être victime, discrimination, stigmatisation, fatalité du quartier, etc. Peu à peu, celle-ci va laisser place à l’émergence d’une identité positive : je suis « élu », je défends une cause, j’ai un devoir moral. Ici aussi, donc, la religion ne constitue pas le fondement mais, comme le rappelle la brochure, propose un corpus théorique stable et clair sur un sentiment profond de frustration préalablement expérimenté.
L’intervenant insistera au cours de sa présentation sur l’idée que c’est notre société qui construit et engendre la radicalisation. A travers le prisme de son expérience communale, il nous rappelle l’importance de chercher à comprendre la logique de quartier pour analyser au mieux le processus et lui apporter des solutions réellement constructives.
- Présentation de l’outil pédagogique « Rien à faire, rien à perdre » autour de témoignages écrits et filmés de jeunes extrémistes islamisés
Isabelle Seret, sociologue clinicienne, est l’initiatrice et la coordinatrice de ce projet cofinancé par la Commune de Schaerbeek, le Délégué général aux droits de l’enfant et la Fondation Roi Baudouin.
A l’aide de ses expériences de vie et de son bagage professionnel, Isabelle Seret émet l’hypothèse que ces jeunes qui s’engagent dans un processus d’extrémisation violente ont initialement de bonnes valeurs et un souhait profond de s’engager mais vivent frontalement la perte de repères et l’hypermodernisation de notre société.
Afin d’appuyer cette hypothèse, Isabelle Seret collecte des récits de vie (sur base de bandes sons montées et mises en image par les jeunes) en proposant à des jeunes mineurs « radicalisés » de mettre en mot et de partager leur propre processus qui les a progressivement poussé à s’engager dans un groupe extrémiste.
Pour illustrer ce projet, l’intervenante diffuse un film d’environ 4 minutes, réalisé par Marie (nom d’emprunt). La jeune fille y relate le récit de sa « radicalisation » jusqu’à son placement en IPPJ, mêlant faits et ressentis personnels. La bande-son est accompagnée d’un montage de plusieurs plans choisis et filmés par l’adolescente.
Un film recueillant plusieurs témoignages de ce type ainsi qu’une adaptation en pièce de théâtre sont en projet.
En travaillant avec des mineurs, la sociologue a été confrontée à l’extrême détresse des familles (douleur du départ, regard social). Celle-ci l’a poussé à proposer également des ateliers pour les mères.
- Mise en perspective de la lutte actuelle contre « le radicalisme » et le « terrorisme »
Christian de Vroom est Commissaire Général honoraire de la Police judiciaire et criminologue. Policier de carrière (il était notamment en charge de la lutte contre les cellules communistes combattantes), il porte un regard critique sur la manière dont la « lutte contre le radicalisme » est organisée en Belgique : très peu de moyens donnés aux approches sociologiques et psychologiques en comparaison aux moyens répressifs qui doivent pourtant être proposés en tout dernier recours. Il regrette notamment le climat extrêmement (et inutilement) anxiogène favorisé par la présence de plus en plus importante des militaires en rue ou par le nouvel attirail des policiers qui ne participe pas à une compréhension mutuelle et à un travail de terrain. Christian de Vroom regrette également qu’aujourd’hui, notre société soit en train de former les prisonniers les plus violents qu’elle n’ait jamais connu.
Bien que le terrorisme et la criminalité soient deux choses différentes, Christian de Vroom part du postulat que les terroristes sont des criminels dans la mesure où ces personnes passent par les mêmes 4 phases du processus criminel, allant du « sentiment non-formulé » au passage à l’acte.
L’intervenant proposera ensuite plusieurs éléments de définition et d’explication du terrorisme (qui, pour l’essentiel, se retrouvent dans l’outil pédagogique de la CNAPD « Terrorisme, qui joue avec nos peurs ») et rappellera quelques idées fortes :
– Un rapide aperçu historique du terrorisme qui est un phénomène qui a été qualifié la première fois lors de la Révolution française mais qui existe depuis l’Antiquité.
– L’idée selon laquelle « le terroriste ne veut pas que beaucoup de gens meurent. Il veut que beaucoup de gens sachent » (Raymond Aron) et donc la question de l’impact des médias comme arme psychologique,
– les moyens techniques du terrorisme et son évolution (avec un rappel du fait que les attentats sont avant tout statistiquement non-religieux dans nos pays),
– l’absence d’un consensus international autour d’une définition politique et légale du terrorisme à laquelle il faut nécessairement et urgemment travailler si l’on veut que sa « lutte » s’inscrive dans un cadre légal accepté par tous.
Laure Etcheto et Samuel Legros