Le 13 juin la CNAPD organisait au Foyer européen un séminaire consacré à l’actuelle crise ukrainienne et à ses différentes dimensions. Quatre intervenants ont pris la parole, abordant chacun une facette de celle-ci. Un débat et des interactions avec le public ont suivi, au cours desquels une suite de sujets a été abordée, dont le rôle des mouvements pacifistes et progressistes. En voici le compte-rendu.
Jean-Marie Chauvier : perspective historique des réalités ukrainiennes
Le premier intervenant à prendre la parole est Jean-Marie Chauvier, ancien journaliste à la RTBF et pour le Monde Diplomatique. Il souligne que l’Ukraine a une histoire complexe que les médias occidentaux ont tendance à simplifier à l’extrême à la manière d’un western, en ignorant la diversité du pays et particulièrement sa fracture Est-Ouest.
Après la chute de l’URSS, chacun des quinze États nouvellement nés a éprouvé le besoin de se définir une identité, d’où des questions comme : Qui sommes-nous ? Comment apprécier le passé et en particulier le passé soviétique ? Quels rapports avec les autres, en particulier la Russie et l’Occident ? Quelles langues ? Bref, à peine apparus, ces pays traversent une crise identitaire. Si l’on prend la Russie, on peut constater que c’est une fédération multiethnique et multiconfessionnelle, une sorte d’Union soviétique réduite. L’Ukraine est, quant à elle, un État unitaire, avec une grande hétérogénéité au niveau de sa population.
À l’époque médiévale, il y a eu un État slave appelé « Rouss », terme souvent traduit en français par « Russie » et parfois par « Ruthénie ». Il correspond plus ou moins au territoire de l’Ukraine actuelle, du Belarus et de la partie occidentale de la Russie. Les Russes considèrent cet État comme leur berceau, ce à quoi les Ukrainiens répondent : comment peut-on considérer comme son berceau un territoire étranger ? Mais soulignons que le terme « Ukraine » n’est apparu que bien plus tard, aux XVIIIème et XIXème siècles.
C’est à un pays aux fractures multiples que nous avons à faire.
L’Ouest a été longtemps sous domination du Grand-Duché de Lituanie, du royaume de Pologne et de l’empire austro-hongrois ; l’Est a été très tôt soumis à des influences russes. Au plan confessionnel, la majorité du pays est orthodoxe, mais il y a différents patriarcats ; en outre, il y a une forte minorité gréco-catholique appelée les « uniates » à l’extrême ouest, en particulier en Galicie, région longtemps polonaise.
Au niveau des engagements politiques et militaires, soulignons que durant la guerre de 1918-21 l’Ouest a été dominé par un courant nationaliste indépendantiste tandis que l’Est et le Sud l’ont été par des courants bolchevique et anarchiste. Au lendemain du premier conflit mondial, beaucoup de territoires à l’Ouest ont été partagés entre des pays comme la Roumanie, la Pologne et la Tchécoslovaquie. À l’Est, sous la houlette soviétique, un proto-Etat ukrainien se forme. Cette formation s’accompagne d’un développement de l’enseignement de l’ukrainien, mais celui-ci sera stoppé par la politique de centralisation et de russification menée par Staline. Au niveau linguistique, il y a une fracture entre un Ouest où l’on parle ukrainien et un Est où l’on parle russe, sans oublier l’existence de langages créoles. Au niveau socio-économique, il y a fracture entre un Est très industrialisé et un Ouest agricole.
Depuis 1991, l’Ukraine est, nous l’avons vu, un État unitaire. Il se caractérise par une volonté d’homogénéisation et d’ukrainisation. Mais celle-ci a ses limites. Sous le régime soviétique, le russe était beaucoup plus porteur de perspectives en matière d’emploi et de place dans la société. Beaucoup de gens, y compris à Kiev, continuent de parler russe. Notons aussi que cette politique d’homogénéisation et d’ukrainisation est aussi une politique occidentaliste et atlantiste. Or cette politique se heurte une opposition de l’Est, y compris de gens très attachés à l’idée de l’Ukraine, et elle se radicalise depuis la prise de pouvoir par les insurgés de Maïdan.Aude Merlin : la crise du point de vue russe
Aude Merlin (ULB, spécialiste de la Russie et du Caucase) souligne la complexité des relations Russie-Ukraine. De nombreux Russes perçoivent l’Ukraine comme se situant dans un continuum : les familles mixtes et bilingues sont monnaie courante… À cela s’ajoutent les enjeux historiques et mémoriels : ils sont particulièrement aigus autour de faits comme la famine de 1932-33 et la collaboration avec l’Allemagne nazie. Enfin, il faut évoquer la guerre de l’information, dont la conséquence est que des pans entiers de ce qui se produit ne nous arrivent pas.
Au plan géostratégique comme au plan symbolique et sociétal, il y a eu une très grande fébrilité en Russie et au Kremlin en particulier suite à cette crise ukrainienne. La pression populaire russe pour une aide plus conséquente aux insurgés de l’Est de l’Ukraine est très grande. Il semble que la population russe continue de penser que l’Est de l’Ukraine doit revenir à la Russie et à cela s’ajoute l’humiliation résultant de l’élargissement de l’OTAN jusqu’aux bords de la Mer Noire. La prise du pouvoir par les insurgés de Maïdan a provoqué l’apparition d’une inconnue, ce qui peut ouvrir la porte à des réactions incontrôlées. La peur de voir la Crimée passer dans le giron de l’Alliance atlantique a joué un rôle déterminant.
Nicolas Bárdos-Feltoronyi : les enjeux géopolitiques de la crise
Nicolas Bárdos-Feltoronyi (professeur émérite à l’UCL) commence par une série de constatations.
Primo, Moscou a certes récupéré la Crimée de façon fort peu diplomatique mais Washington a pu étendre sa zone d’influence au reste de l’Ukraine. La présence américaine est un fait depuis le début des années 2000. La formation des officiers ukrainiens est depuis longtemps parachevée aux USA. Depuis longtemps aussi ont lieu des exercices conjoints. Mais ce qui est nouveau, c’est la présence d’autres services sur place, soit à 450 kilomètres de Moscou. On peut notamment affirmer que des mercenaires étatsuniens sont présents sur place.
Secundo, suite aux récentes élections, c’est à nouveau un oligarque qui dirige l’Ukraine, un peu comme si Albert Frère prenait les commandes de l’État belge. Le Parlement demeure instable. Il a soutenu Ianoukovitch, puis a tourné casaque. Il reste à déterminer ce qui s’est passé.
Tertio, il y a certes une bouffée grand-russe. Mais il y a aussi une bouffée de russophobie. Elle est très présente dans les médias occidentaux.
Quatrièmement, il faut rappeler qu’il y a eu un coup d’État en Ukraine en février passé. Un accord était prêt, mais il a été balayé. Dans certains milieux à Washington, on n’en voulait pas. Précisons que ce coup d’État a été soutenu par certains groupes financiers qui voulaient se débarrasser de Ianoukovitch, lui reprochant de s’être enrichi à leurs dépens.
Quelle est la situation géopolitique de l’Ukraine ? C’est un pays jugé très important stratégiquement par les Occidentaux car depuis longtemps il est considéré comme une plateforme pour attaquer la Russie. Ce fut le cas avec Napoléon, avec la guerre de Crimée et avec les guerres du XXème siècle. C’est encore le cas actuellement et c’est à l’aune de cela qu’il faut comprendre la sensibilité russe.
Selon un accord signé par les Russes et les Anglo-Américains après l’indépendance de l’Ukraine, le pays doit être neutre. Cet accord a été plus ou moins respecté par la Russie, mais nettement moins du côté occidental, car il y a eu l’élargissement de l’OTAN à l’Est et l’instauration d’une coopération militaire de celle-ci avec Kiev. Il est en outre indéniable que les USA ont eu une présence substantielle lors de la révolte de Maïdan. Ils ont mis la Russie dans une position où elle a dû sauver les meubles et ont gagné pour l’instant, mais pas définitivement.
L’Union Européenne a une position très ambiguë : une partie de ses élites est pro-américaine, mais une autre souhaite une Europe plus distante. La tentative « d’arranger les bidons » avec les trois ministres des Affaires étrangères (le Français, l’Allemand et le Polonais) à la veille du coup d’État témoigne de cette équivoque. Certains ont conscience que l’Europe n’a pas les mêmes intérêts que les États-Unis. D’abord, avoir une guerre à ses frontières lui serait nuisible. Ensuite, une Ukraine neutre et faisant tampon à la Russie serait le plus avantageux pour elle. Enfin, il ne faut pas oublier la dimension énergétique : l’Europe a besoin du gaz russe. A priori, les intérêts russes et européens sont conciliables.
Le risque est une réaction incontrôlée dans le chef de l’une ou l’autre des grandes puissances. L’Ukraine pourrait alors sombrer dans la guerre civile. Et la guerre fait partie des choses qu’il est plus facile de commencer que de terminer.
Paul Delmotte : analyse du traitement de la crise par les médias occidentaux
Paul Delmotte (professeur de politique internationale à l’IHECS) prend ensuite la parole. Il dénonce, en reprenant les propos du fort peu gauchiste Jean-François Kahn, le « néoconservatisme insidieux » et le « manichéisme de plus en plus puéril » des médias mainstream occidentaux.
Il constate d’abord l’énorme lacune des médias occidentaux : celle qui consiste à passer sous silence la stratégie du « Grand Echiquier » théorisée par Zbigniew Brzezinski, considérant l’Ukraine comme un pays pivot pour la domination de l’ensemble eurasiatique. Les médias occidentaux ont présenté la Russie comme étant la seule puissance expansionniste et la seule qui ait un agenda d’extension de sa zone d’influence. Ce qui veut dire de manière sous-entendue que les USA et l’UE n’ont pas de stratégie ni d’agenda.
Il constate aussi d’autres biais. Par exemple, il y a la présentation de l’insurrection de Maïdan. La présence de gens comme John McCain, Walter Steinmeier et l’inénarrable Bernard-Henri Lévy a été présentée comme normale.
Les médias ont aussi passé sous silence la conversation entre Catherine Ashton et le ministre estonien des Affaires étrangères où fut évoqué le fait que tant des manifestants que des membres des forces de l’ordre (les Berkhouts) ont été tués par les mêmes balles. En outre, nos médias ont immédiatement présenté un gouvernement qui a pris le pouvoir par un coup d’État comme légitime. Ils ont minimisé la présence de gens d’extrême droite dans la lignée de l’OUN, les qualifiant de manière euphémique de « nationalistes radicaux ». Or certains de ces extrémistes se sont ensuite retrouvés à des postes-clés pour la sécurité dont le ministère de la défense. Enfin, après le coup d’État, les actions des gros bras russophones de l’Est ont été amplement soulignées, mais pratiquement pas celles des gros bras de Svoboda et de Pravy Sektor, notamment contre le Parti des Régions et le Parti Communiste; ou encore les navettes de bus incessantes entre la région ultranationaliste de Lviv et la place Maïdan..
Débat et interaction avec le public
Débutent ensuite le débat et l’interaction avec le public. Divers sujets sont abordés, comme la situation socio-économique de l’Ukraine, le rôle que pourraient jouer le mouvement pour la paix et les organisations progressistes, le rôle de l’OTAN et de Washington dans le coup d’État, le formatage de l’armée ukrainienne par l’Alliance, le référendum sur le statut de la Crimée, l’absence de débat sur la crise ukrainienne à tous les niveaux dans nos pays, les récentes élections, le rôle de l’Allemagne, les récentes guerres occidentales (Irak, Syrie, Libye)…
Jean-Marie Chauvier s’est souvenu d’une conversation qu’il avait eue avec des étudiants de la région ukrainienne de Transcarpathie en 1991. Il y avait fait état d’un rapport de la CIA récemment publié par Der Spiegel prévoyant en termes apocalyptiques une guerre entre Russie et Ukraine. Ces étudiants ne l’avaient pas pris au sérieux et jugeaient cette hypothèse impensable. Il pose ensuite la question : y-a-t-il une dangerosité de la Russie ? Il rappelle que c’est la dangerosité de celui qui a été blessé et humilié et, de ce fait, est tenté par le revanchisme. Le risque de réaction irrationnelle est réel, mais il l’est aussi du côté étatsunien.
Texte écrit par Grégory d’Hallewin, initialement publié sur le site d’Intal et modifié par Samuel Legros.