Les conditions de statut

 

Une autre facette du double standard se remarque au travers de la question centrale des ‘otages’ israéliens et des ‘prisonniers’ palestiniens. “Avant le 7 octobre, il y avait 1 200 personnes en détention administrative. Début janvier, on est passé à 3 291 sur un nombre total de 8 600 Palestiniens détenus […]. C’est énorme. Ces personnes détenues sans inculpation ni procès représentent presque 40 % des Palestiniens en détention1, constate Jessica Montell (Directrice de HaMoked, une organisation de défense des droits des Palestiniens basée en Israël) dans une interview datant du 12 janvier 2024 pour ‘France 24’. Seulement deux mois plus tard, au 5 mars 2024, l’ONG ‘Addameer’ comptabilisait cette fois 9100 prisonniers politiques, dont 3558 détenus administratifs et dont 200 enfants2. Du côté d’Israël, depuis le 7 octobre et l’enlèvement de plus de 250 israéliens, il reste toujours près de 130 otages portés disparus. La tenue de négociations avait abouti à une trêve le 24 novembre ayant permis la libération d’une partie des victimes de chaque camp, le reste des otages israéliens ayant été tués soit par le Hamas, soit lors de frappes indiscriminées lancées par Tsahal… On retrouve ainsi des titres évocateurs à ce sujet: “Libération de 12 otages retenus à Gaza et de 30 prisonniers palestiniens3 ou encore “La délicate mécanique des échanges d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens4. Or, le cas israélo-palestinien exige de considérer cette dichotomie avec une certaine exigence. En effet, si les termes de ‘prisonniers’ et ‘d’otages’ renvoient tous deux à un statut légal, le second possède toutefois une portée beaucoup plus victimaire au regard du droit et dans l’imaginaire collectif.. 

 

En outre, comme le dénonçait Jessica Montell plus haut, les arrestations à l’encontre des Palestiniens sont en grande partie illégales. Un constat de nombreuses fois étayé, comme dans un rapport du Parlement européen datant de 2012 dénonçant une justice biaisée “principalement pour limiter l’activisme politique palestinien5, ou encore lorsqu’en juillet 2023, Francesca Albanese (Rapporteuse spéciale sur la situation des Droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967) appelait à punir “Les pratiques carcérales illégales d’Israël équivalent à des crimes internationaux qui justifient une enquête urgente du Procureur de la Cour pénale internationale6. En effet, comme le constate ‘Human Rights Watch’ : Les autorités israéliennes appliquent le droit civil israélien aux colons mais gouvernent les Palestiniens de Cisjordanie selon le code de justice militaire, qui est plus strict. Ce faisant, elles leur dénient le droit fondamental à des procédures régulières et les font juger par des tribunaux militaires où le taux des verdicts de culpabilité est de près de 100 % contre les Palestiniens7. L’ONG PCATI (Public Committee Against Torture in Israel) a par ailleurs répertorié plus de 1400 plaintes de torture ayant été déposées à l’encontre de Shabak (l’Agence de sécurité israélienne) en Israël et dans les territoires palestiniens occupés entre 2001 et 20228. Dès lors que ces arrestations et que les conditions de détention qui en découlent constituent des crimes au regard du droit international, il est essentiel de ne pas invisibiliser le sort de ces victimes sous l’appellation trop neutre de ‘prisonniers’. Employer le terme de ‘prisonniers de guerre’ serait déjà plus juste en vertu du droit international humanitaire qui régit les territoires palestiniens occupés, mais resterait pour autant démesurément vague car impliquant une dimension toujours légale et trop symétrique. Leur condition est évidente : ce sont des ‘prisonniers politiques’.



Une mémoire lacunaire



Un autre aspect de la mauvaise prise en charge de la situation passe par la prédominance d’un certain ‘présentisme’ et de la ‘déshistoricisation’ mis en place dans le contage des faits. Le terme ‘présentisme’ fait ici référence à la tendance qu’ont certains journalistes à traiter les évènements du 7 octobre, et postérieurs à celui-ci, comme ne s’inscrivant pas dans un contexte historique pourtant extrêmement documenté et avéré. La ‘déshistoricisation’ renvoie plus largement à l’occultation plus ou moins radicale de ce passé. Ainsi, il est désolant de tomber sur des articles faisant état du “[…] retour sur le devant de la scène9 de violences pourtant ininterrompues depuis 1948, ou présentant les attaques israéliennes comme les conséquences de  “[…] deux semaines d’une guerre déclenchée par l’attaque sanglante du Hamas10. Osé, encore, de faire part des conséquences “[…] du conflit déclenché par l’attaque du Hamas11, en désinscrivant la lutte à l’autodétermination et à l’émancipation du peuple palestinien de sa riche histoire. 

 

Sans justifier les crimes du Hamas, ceux-ci doivent être compris comme un acte de révolte s’inscrivant au travers d’un nombre incalculable de souffrances subies, dans leur extrême majorité, par la seule population palestinienne. Balayer simplement ces agissements, par ailleurs infâmes et contre productifs pour la libération du peuple palestinien, traduit tout bonnement un présentisme empêchant toute réflexion et n’entraînant qu’une fuite vers l’avant du problème. En outre, nous revenons à la logique précédemment évoquée sur l’implication des termes : sans l’inclure explicitement, le droit de ‘riposte’ est concédé à Israël. Si celui-ci est notamment consacré par le droit international, il se voit ici clairement outrepassé par Tsahal au travers d’un massacre stratégiquement organisé par l’armée “la plus morale du monde”.



Problème de focale



Le cadrage médiatique joue également une part centrale dans la vision que l’on souhaite transmettre d’un conflit. De fait, c’est la Palestine dans son entièreté qui se trouve victime des crimes israéliens. Ainsi, il est fâcheux d’observer dans la majorité des titres d’articles à ce sujet, des appellations occultantes telles que : ‘Israël-Hamas’ ou encore ‘Gaza’. 



S’il est honnête de relever que ‘La Libre’ et ‘Le Soir’ ont rapidement porté attention aux souffrances des Palestiniens de Cisjordanie ; utiliser un tel cadrage devient dès lors contradictoire car invisibilisant cette partie des victimes. Ainsi, parler d’une guerre entre Israël et le Hamas est clairement malhonnête. De fait, sont mis en confrontation un État et un mouvement politique non-représentatif de l’ensemble des Palestiniens. D’une part, l’effet premier est de rendre indiscernable la séparation entre cisjordaniens et gazaouis. D’autre part, en accolant l’étiquette du Hamas sur toute une population, c’est leur qualité de peuple même qui en vient à être remise en cause car ne renvoyant pas à un territoire défini. En définitive, l’usage de ces appellations renvoie toujours plus à l’image d’une Palestine divisée, rappelant en cela la rhétorique israélienne.

 

En ce sens, il est également paradoxal et assez unique, comme le remarque l’Acrimed, de désigner un ministère non pas par le territoire qu’il entretient mais par le mouvement politique qui le dirige :  “Quatre mois après les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier, la riposte israélienne dans la bande de Gaza a fait près de 29 000 morts dont 70 % de femmes et enfants, selon les chiffres du ministère de la Santé du Hamas12 ; “En représailles, Israël a juré de détruire le Hamas et lancé une offensive qui a coûté la vie à 33.175 personnes à Gaza, la plupart des civils, selon le ministère de la Santé du Hamas13. Une marque d’un double standard manquant toujours plus de considérer l’Etat palestinien comme l’égal de son homologue israélien.

  1. Détention administrative des Palestiniens en Israël : « Nous ne savons pas où il est » (france24.com)

  2.  

    Statistics | Addameer
  3. Libération de 12 otages retenus à Gaza et de 30 prisonniers palestiniens – Le Soir
  4. La délicate mécanique des échanges d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens – La Libre
  5. Israel’s Policy of Administrative Detention (europa.eu)
  6. « Les pratiques carcérales illégales d’Israël équivalent à des crimes internationaux qui justifient une enquête urgente du Procureur de la Cour pénale internationale », déclare Mme Albanese devant le Conseil des droits de l’homme | OHCHR
  7. Rapport mondial 2024: Israël et Palestine | Human Rights Watch (hrw.org)
  8. Torture in Israel Today – stoptorture
  9. Guerre Israël-Hamas: « Les prochaines heures vont être terribles » – La Libre
  10. Guerre Israël-Hamas : le « sommet pour la paix » peine à éviter l’imminente intervention terrestre – Le Soir
  11. Guerre Israël-Hamas : le Liban craint un deuxième front – Le Soir
  12. Tsahal, l’armée la plus morale du monde ? “La protection des troupes israéliennes passe avant celle des civils” – La Libre
  13. Guerre Israël-Hamas : les espoirs de trêve à Gaza tempérés – Le Soir





    Crédit photo : Freepik

    Roméo CHEVAUX

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