« Qu’ils rentrent chez eux ! ». Mais, au fait, c’est quoi « chez eux » ?
Incontestablement, les candidats à l’asile en Belgique ne partent pas tous avec les mêmes chances d’être reconnus. Exemple emblématique, ici. S’il semble évident – et c’est effectivement une évidence ! – qu’il est impossible de vivre en Syrie, le Sri Lanka par contre semble hors des écrans radars. La faible visibilité construit et renforce l’image d’un pays désormais pacifié, sur la voie de la réconciliation. N’est-il d’ailleurs pas une destination touristique paradisiaque ? Cette mise en perspective envisage les choses autrement. Dans la hiérarchie des valeurs et du droit européens, le doute doit bénéficier à celui qui a peur de rentrer au pays !
S. K., et ses deux garçons, de Ittre, se sont vu récemment refuser l’asile en Belgique. Leurs attaches, désormais, sont pourtant toutes ici. Sans doute le Papa pleure-t-il jusque dans son corps torturé une terre et un passé perdus, mais la vie de ses enfants est devenue possible ici. Pas là-bas !, selon ses craintes qui paraissent raisonnables à la lecture du passé récent du Sri Lanka.Le CGRA[1] reproche essentiellement à cet Ittrois d’accueil, par ailleurs Sri lankais tamoul chrétien, l’incohérence de son récit pour lui ôter l’argument juridique d’être avec raison craintif de vivre sous la menace d’une persécution s’il venait à rentrer au pays[2]. Il s’agit moins de contester le constat que de l’éclairer d’un autre faisceau étiologique : quelles pourraient être les causes rationnelles et psychologiques de cette confusion et de cette crainte ? Là, on lui demande d’être le juge d’instruction de son propre dossier et d’objectiver lui-même les sources de la peur. C’est un peu comme si on lui demandait d’être l’historien de sa propre histoire et le médecin de son propre diagnostic. Dans la tempête et l’obscurité. Et avec deux enfants à faire grandir dans les termes de la Convention internationale des Droits de l’enfant de 1989 qui obligent les pays signataires. Alors, c’est doux, Ceylan ? Pas du tout.Un contexte anxiogène : violences au Sri Lanka ?Depuis des siècles, la majorité cinghalaise et la minorité tamoule se partagent la terre de l’île de Ceylan. Après l’indépendance de 1948, l’île est disputée et les épisodes de discriminations sont nombreux. La violence s’invite fréquemment entre le désir séparatiste d’une partie du peuple tamoul et la volonté d’un Etat-Nation cinghalais : ségrégation raciale, assassinats, pogroms. Les considérations religieuses sont venues se greffer à cet imbroglio nationaliste ethnique et linguistique. Hindouistes surtout mais aussi chrétiens ou musulmans, les Tamouls ne sont pas en phase avec la religion officielle, le bouddhisme cinghalais. Ce conflit dégénère en lutte armée et en guerre civile dans les années 80. L’ONU a identifié plusieurs crimes de guerre et plusieurs crimes contre l’humanité dont les responsables appartiennent aux deux camps. Les Tigres pour la Libération de l’Eelam tamoul (LTTE) ne sont pas en reste en matière de violence : animés de velléités totalitaires, ils s’imposent, aussi par la terreur politique, comme l’unique mouvement séparatiste combattant. Ils exercent un pouvoir autoritaire et clientéliste sur les zones qu’il occupe. En 2009, la rébellion tamoule est vaincue militairement dans des conditions qui ne respectent pas les lois de la guerre du Droit international humanitaire. Malgré la violence indiscriminée que justifierait la « guerre contre le terrorisme », des milliers de victimes civiles ont survécu à la guerre. La vraie. Beaucoup ont ensuite été spoliés, déplacés ou subissent aujourd’hui des persécutions liées à leur identité tamoule. Des témoignages de torture, de viol comme arme psychologique et d’assassinats sont compilés dans plusieurs rapports d’observateurs internationaux. Beaucoup d’entre eux craignent pour leur vie. Des raisons objectives et observables dans l’histoire récente du Sri Lanka soutiennent la pertinence de ce sentiment d’être menacé.La peur d’une actualité chahutéeLes développements tout récents ne rassurent pas non plus S. K. qui a quitté le Sri Lanka en 2014. Sa crainte est nourrie du risque de voir l’ancien président (2005-2015) M. Rajapakse revenir au pouvoir dans le rôle de Premier ministre. Chantre autoritaire d’une préférence identitaire nationale bouddhiste et cinghalaise, il est hostile à la décentralisation et l’autonomie tamoule. C’est sous sa responsabilité que l’armée a gagné la guerre contre les LTTE dans les conditions ultraviolentes que l’on sait et que les entraves à une réconciliation nationale ont été les plus nombreuses. Il est aujourd’hui, en novembre 2018, en position de force pour reconquérir le pouvoir. Dans ce contexte, les derniers rapports de l’ONU, au travers de son Commissariat aux droits humains (HCDH), et malgré l’enthousiasme à aider les returnees (UNHCR), établissent en 2017 que la paix est loin et que les violations des droits humains sont nombreux.Malgré ce constat, les pays de l’Union européenne, qui ont peu d’implication dans ce pays, ne placent pas ce dossier parmi les préoccupations premières. Cet éloignement de la souffrance, kilométriquement lointain au sens de l’élaboration de la hiérarchie de l’info, provoque ici en Belgique, une faiblesse des connaissances disponibles et une visibilité très faible du conflit, les ingrédients de l’indifférence. L’indifférence ne joue pas en faveur de la demande de S. K.. Le CGRA, en proie à des difficultés de personnel et à des pressions fortes[3], peut-il en l’état consacrer des moyens humains à combler les carences de connaissance sur ce dossier ?Nous demandons au Gouvernement fédéral que le Commissariat puisse bénéficier des moyens humains indispensables à mener l’enquête qui détermine la vie de milliers de gens. De S. et de ses deux garçons qui se construisent ici. Mais, en attendant, en conformité avec la hiérarchie des valeurs et du droit belge, le doute devrait leur bénéficier.
PortraitJe suis Tamoul, je vis à Ittre !Le mois passé, nous découvrions le contexte violent du Sri Lanka. Des voisins en ont échappé et demandent l’asile en Belgique. Ici, « les gens sont comme çà ! », dit-il le pouce levé.Surendran a assez bien la pêche ces jours-ci. Malgré que son droit à l’asile soit menacé, la vie à Ittre lui permet de reconstruire sa famille, tout doucement, « petit à petit ». Il aurait voulu simplement parler de la vie qui passe doucement ici. Mais chaque regard sur la beauté des vallées d’Ittre demeure malgré tout chargé de mélancolie et de confusion. C’est ce que les gestes disent quand la langue ne le permet pas. Alors, il parvient ici à survivre avec les fantômes d’un passé proche et les traces qu’ils ont laissées sur son corps. Et sur les corps de ceux qu’il aime et qu’il cherche à protéger.Pourtant, ces temps-ci, les cauchemars lui laissent un peu d’énergie : il veut faire des progrès en français ! Il aimerait être à l’aise pour rencontrer et tailler la bavette « avec les voisins ». Il aimerait recevoir le droit de faire à nouveau travailler ses mains qui domptaient là-bas « les moteurs ». Il aimerait être plus autonome « quand il va faire les courses », « quand il a des rendez-vous ». Très autonomes justement, les enfants parcourent les vallées riantes de l’entité, à vélo, à pieds, en bus pour taper la balle ou rejoindre des potes, « les copains ». Rien de tel que les chemins de halage et l’eau qui lui rappellent le temps où la pêche lui permettait de nourrir sa famille. Et puis, quelle différence depuis que les garçons fréquentent une école de l’entité ! « Grâce à des amis », « au professeur ou au directeur », les yeux se sont allumés d’une flamme plus vive. Celle de l’espoir, de l’envie de vivre « normalement », « comme tout le monde ». Les corps vont un peu mieux également. Ils adorent « la piscine de Braine-le-Comte et la plaine de jeux de Virginal ».Une photo dans le salon. Elle, hindoue, très belle, et lui, chrétien, droit et fier, priaient ensemble pour leur mariage. Aujourd’hui, seul, c’est à Marie de Nazareth, dont l’icône est posée sur l’unique meuble, « la Maman », le symbole de la compassion, que Surendran réclame de l’aide. Sûr qu’elle habite aussi à Ittre !
Thibault Zaleski[1] Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides. En Belgique, cette institution examine les demandes d’asile que lui transmet l’Office des étrangers.[2] Condition pour obtenir le statut de réfugié selon la Convention de Genève, traduite en droit belge depuis 1953.[3] https://www.lesoir.be/166267/article/2018-07-04/migration-le-cgra-na-plus-que-4847-dossiers-traiter